LE 30 OCTOBRE 1974, KINSHASA ACCUEILLAIT LE « COMBAT DU SIÈCLE », ENTRE MUHAMMAD ALI ET GEORGE FOREMAN, PRÉCÉDÉ D’UN FESTIVAL RÉUNISSANT STARS AMÉRICAINES ET AFRICAINES. QUARANTE ANS PLUS TARD, LE MYTHE TIENT TOUJOURS.

Il suffit de faire un tour sur YouTube pour revoir les images d’époque. Le match en est déjà à son huitième round. Il ne reste plus que quelques secondes avant la pause, quand Muhammad Ali, jusque-là acculé dans les cordes, décroche un droite-gauche-droite qui envoie George Foreman au tapis. Le « combat du siècle » a rendu son verdict: sept ans après avoir dû rendre son titre, Ali redevenait le champion du monde poids lourd par KO.

Certains événements sportifs débordent parfois du cadre. Le combat du 30 octobre 1974 fait assurément partie de ceux-là. Tous les ingrédients sont là: la dramaturgie, les personnages, le décor et surtout une charge symbolique qui n’aura échappé à personne. Deux boxeurs afro-américains qui viennent combattre à Kinshasa, précédés qui plus est d’un festival qui rassemblera vedettes américaines -James Brown, Bill Withers, BB King…- et africaines -Miriam Makeba, Franco, Manu Dibango… On n’avait jamais vu ça. Et pour tout dire, on ne l’a plus jamais revu depuis… Au moins deux documentaires ont été réalisés sur le sujet (lire par ailleurs): When We Were Kings (1996) de Leon Gast revient sur le combat, tandis que Soul Power (2008) de Jeffrey Levy-Hinte s’attarde sur ce qui fut considéré par certains comme le « Woodstock black ». Dans les deux cas, le spectateur retrouve le même grain, les mêmes couleurs, les mêmes ambiances de nuit kinoise, moite et épaisse. Les mêmes décalages aussi, des ambiances étranges qui donnent parfois l’impression de fixer un mirage. Comme un rêve en fait, qui tournerait facilement au cauchemar. In fine, Zaïre 74 n’était en effet pas autre chose.

Black and proud

Le rêve d’abord. Ou l’utopie. Celle d’une Afrique fière et conquérante. Quatorze ans après avoir arraché son indépendance, l’ancien Congo belge est dirigé par le président Mobutu. Si son autoritarisme et sa tendance à se servir dans les caisses de l’Etat ne font déjà plus beaucoup de doute, le pays au moins fonctionne. Au début des années 70, raccord avec l’esprit « black power » du moment, Mobutu a mis en place une politique de « l’authenticité ». Il renomme le pays Zaïre, et oblige ses concitoyens à « africaniser » leurs prénoms trop occidentaux.

En accueillant le combat Ali-Foreman ainsi que le festival quelques semaines plus tôt, Mobutu s’offre un joli coup de pub. Il refuse de financer le grand concert qui doit précéder le match (c’est un fond libérien qui permettra d’organiser les trois jours de musique). Par contre, il n’hésite pas à ouvrir le portefeuille pour amener les boxeurs à Kinshasa. « Le promoteur de boxe Don King demandait dix millions de dollars pour payer les primes promises aux combattants, une somme aberrante selon n’importe quel critère, explique David Van Reybrouck dans la somme Congo, une histoire (Actes Sud). Personne n’était prêt à débourser un montant aussi astronomique pour une bagarre qui allait durer au mieux douze fois trois minutes. Personne, sauf Mobutu. L’économie zaïroise avait connu six années de croissance ininterrompue, il était temps d’organiser une petite fête. » Pourquoi un combat de boxe? Van Reybrouck a sa petite idée. « La boxe avait toujours fait partie du combat des Noirs pour leur émancipation. Les poings avaient rendu possible ce que les lois interdisaient: le triomphe du Noir. » L’auteur ajoute encore plus loin: « Mohammed Ali et Mobutu: ils avaient plus en commun qu’on aurait pu le croire à première vue. Ils se retrouvaient dans le dégoût que suscitait en eux l’arrogance des Blancs, ils arboraient tous deux leur blackness, négritude, comme une source de fierté. »

Le grand concert se nourrira de la même idée. Pendant trois jours, les principales forces musicales de ce que Paul Gilroy a appelé l’Atlantique noir se retrouveront sur une seule et même scène: de la salsa volcanique du Fania All Star et Celia Cruz à la soul acoustique de Bill Withers en passant par la rumba de Franco et son OK Jazz, le blues de BB King ou le funk incendiaire de James Brown, chantant I’m Black and I’m Proud, « je suis Noir et j’en suis fier ». Chez les musiciens américains, un sentiment domine: celui d’avoir retrouvé la part manquante de leur identité. Il y a notamment cette brève scène reprise dans Soul Power, captée en coulisses, juste après le set des Spinners: visiblement ému, le leader du groupe doo-wop remercie les Congolais « de leur avoir permis de revenir à la maison ». Aujourd’hui encore, Zaïre 74 reste un exemple quasi unique de « réunion » des deux rives de l’Atlantique noir. « Ce que la traite des esclaves avait dispersé, Mobutu le rassemblait de nouveau », écrit David Van Reybrouck.

Il reste cependant un petit souci. Si le combat est bien censé mettre en scène la fierté black et la revanche prise sur l’oppresseur blanc, il oppose malgré tout deux Noirs. Comment dès lors choisir son camp? Faut-il prendre parti pour le favori et champion en titre, le jeune Foreman, 25 ans? Ou supporter le vieux lion sur le retour, Muhammad Ali, 32 ans? Rapidement, les rôles vont se fixer. Pour Foreman, celui de l' »Américain », l’Oncle Tom acquis à la cause des Blancs. Quand il débarque par exemple à Kinshasa, il descend de l’avion en tenant en laisse son berger allemand, la même race de chien qu’utilisait la Force publique pour réprimer les émeutes… Ali n’en demande évidemment pas tant et parade en ville où il entend le slogan « Ali boma ye » (« Ali, mets-le à terre ») se répandre comme une traînée de poudre.

En 1974, l’écrivain In Koli Jean Bofane (Mathématiques congolaises, Congo Inc…) a 20 ans. Il est étudiant à Bruxelles au moment où Kinshasa célèbre l’événement. « Avec des amis, on est allés voir le match dans un café de la Porte de Namur, au milieu de la nuit. On était à peine quelques Congolais, évidemment tous pour Muhammad Ali. Après le match, cela n’a pas manqué: la soirée a terminé en bagarre générale avec les Belges présents, qui eux supportaient Foreman. Un des amis a même été défenestré. Il s’en est miraculeusement sorti », rigole aujourd’hui l’auteur. « Ce combat, c’était l’affrontement de deux colosses, deux héros légendaires. Foreman représentait davantage l’establishment. Ali, c’était au contraire le rebelle, celui qui avait perdu son titre en refusant de servir sous les drapeaux. Sa position était qu’il ne voyait pas pourquoi il partirait au Vietnam, combattre une population qui ne lui avait rien fait, alors que son propre pays maltraitait les gens qui avaient la même couleur de peau que lui. C’était un discours simple et percutant que tout le monde pouvait entendre. Et qui plus est non-violent, une forme de résistance passive de la part d’un homme qui pratiquait l’un des sports les plus violents qui soient. »

L’art et la manière

Que reste-t-il aujourd’hui du mythe Zaïre 74? « On en parle toujours entre nous », concède l’écrivain. « Derrière l’événement sportif, il y a tout le discours sous-jacent, une ambiance, le symbole des peuples noirs qui ont enfin voix au chapitre. Parfois, le sport ou la culture vous ouvrent à une plus grande conscience politique que ne pourra jamais le faire la politique même. » Le Sincollectief d’Anvers présentait par exemple cette semaine au KVS, à Bruxelles, un spectacle intitulé Rumble In The Jungle. Un mix de théâtre, de musique et de slam qui mettait en scène le combat de 74 et tout ce qu’il a pu signifier en termes d’émancipation du continent noir.

L’utopie panafricaniste marketée par Mobutu avait cependant son revers. Pour accueillir le grand barnum, le dictateur avait par exemple vidé les rues de Kinshasa de ses petites frappes. L’écrivain américain Norman Mailer parle de 1000 personnes arrêtées, dont une centaine seront exécutées de manière arbitraire. « C’était en effet l’une des habitudes de Mobutu, explique In Koli Jean Bofane. Cela arrivait de temps en temps quand la criminalité augmentait trop. Certains Congolais oublient parfois ces atrocités… Cela dit, quand Mobutu a réussi à faire venir toutes ces stars américaines à Kinshasa, s’il y avait évidemment une part de publicité et de gloriole personnelle, je pense qu’il était aussi sincèrement motivé par l’idée de fierté noire. En fait, c’était l’un de ses derniers moments de « grâce ». Dès la fin des années 70, la situation s’est rapidement délitée. »

Aujourd’hui, le Congo en paie encore le prix fort. S’il a été en partie rénové, notamment pour accueillir la finale aller de la Ligue des champions africaine le week-end dernier, le fameux stade Tata Raphaël n’est plus que l’ombre de lui-même. A l’image du pays en fait: rafistolé avec les moyens du bord, mais toujours groggy. Malgré cela, ou à cause même de cela, le combat de 74 reste plus que jamais un symbole fort. « Aussi parce qu’il a vu la victoire de quelqu’un qui a su gagner grâce à son intelligence et sa persévérance, insiste In Koli Jean Bofane. Ali a étudié la manière de boxer de Foreman, et s’était entraîné à recevoir les coups. Pendant quasi tout le match, il a encaissé, reculant sans cesse dans les cordes. Et pourtant, il a fini par l’emporter. C’est une parabole intéressante. Y compris quand on voit ce qui se passe aujourd’hui, en Afrique, mais aussi ici en Belgique, ou ailleurs dans le monde. C’est peut-être le moment de se bouger, d’aller au combat. Mais comme Ali: avec intelligence et ténacité. »

TEXTE Laurent Hoebrechts

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