L’ombre des images

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Infamous, la dernière série d’Andres Serrano, révèle l’effroyable persistance des stéréotypes dans la société américaine actuelle.

Andres Serrano (New York, 1950) nous a habitués à ne pas y aller avec le dos de la cuillère en matière d’imagerie. De lui, on retient des clichés outranciers qui ont eu le don de se mettre beaucoup de monde à dos. On se rappelle ainsi History of Sex (1995-1996), suite de photos sans ambiguïtés dans laquelle il était question d’une très contorsionniste « auto-fellation », d’un allègre fist-fucking ou même d’un certain goût pour l’urine -passion pour les fluides corporels oblige. Il y eut également Shit (2007) dont le titre est suffisamment explicite pour que l’on ne soit pas obligé d’y revenir. Sans parler de Morgue (1992), là aussi tout le monde aura compris, voire de Torture (2015) dont l’atmosphère anxiogène était à la limite du supportable. Pour être franc, on craignait le pire à la lecture de l’intitulé de la nouvelle exposition bruxelloise du plasticien. Infamous, « Infâme » donc, promettait, pensait-on, un « toujours plus », sorte de fuite en avant qui ne laissait rien présager de bon. Cette surenchère laissait deviner une systématique de l’obscénité qui en épuise le sens. Cela même si on convient de la pertinence du travail de l’intéressé. Comme nous le rappelait Pierre-Olivier Rollin, le directeur du BPS22 à Charleroi, il ne faut jamais oublier que Serrano appartient à la catégorie des « profanateurs », à savoir ces artistes dont le rôle est d’empêcher que  » certains sujets se transforment en tabou et, du coup, l’on ne puisse plus rien en dire« . Précisant dans la foulée la portée de ce programme, soit  » remettre le corps, la mort, le sexe, et bien d’autres choses encore, au libre usage des hommes« . Une question subsistait toutefois: cette intention ne s’était-elle pas perdue en route? Serrano n’était-il pas contraint à se caricaturer lui-même en poussant le bouchon sans cesse plus loin.

Persuasion clandestine

Réponse: sûrement pas. Dès les premiers pas dans la galerie Nathalie Obadia, le visiteur prend la mesure d’une sorte de position de recul adopté par l’Américain. Stratégie: Serrano pratique ici une manière d’euphémisme plastique. Rien ne blesse l’oeil au fil des quatre niveaux -le dernier étant consacré à des oeuvres plus anciennes. À l’image de Flag Face (2019), le tirage qui a servi de carton d’invitation à l’événement, aucune photographie ne risque la censure. Pourtant, le propos qu’elle dissimule écorne sévèrement l’Amérique et plus largement l’humanité entière. Infamous repose sur une collecte d’objets opérée par Serrano, que ce soit sur eBay ou en sollicitant le Jim Crow Museum of Racist Memorabilia (Michigan). Paquet de lessive, boîte à tabac, jeux pour enfants, poupées, accessoires de tir utilisés par la police dans les années 70… Tous ces items d’apparence inoffensive ont la discrimination raciale pour seconde nature et leur inscription à même le système des choses dit leur profonde institution symbolique. Cette persuasion clandestine, véritable travail de sape qui dissout la dignité de l’Afro-Américain, fait valoir des échos aussi évidents que terrifiants: que le corps d’un homme noir soit représenté sur une cible explique pourquoi aujourd’hui encore il est aussi courant de voir un policier faire feu sur une personne de couleur. Le verdict est sans appel: la haine raciale se découvre comme un pilier sur lequel repose le pays de l’Oncle Sam. En présentant ces ignominies sous une forme colorée éclatante et impeccable -cadrage, composition et traitement des lumières- l’auteur du Piss Christ ( Immersion, 1987) prouve que l’immonde séduction n’a pas fini d’opérer car nous en sommes les complices.

Infamous

Andres Serrano, galerie Nathalie Obadia, 8, rue Charles Decoster, à 1050 ixelles. Jusqu’au 04/01.

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www.nathalieobadia.com

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