Un troisième album en forme d’hymne compassionnel à la nature: de sa jungle new-yorkaise, Antony rêve que même les rochers ont une âme… Rencontre avec ce marginal qui est loin d’être le seul freak de la planète rock.
La rencontre avec Antony sans ses Johnsons a lieu dans un café bruxellois fréquenté par des joueurs d’échecs. Dans cette métaphore involontaire – l’échec… – se tient le parcours improbable d’un Anglais de trente-sept ans dont la musique constitue l’un des triomphes majeurs du nouveau millénaire. Antony aurait pu finir en chanteur de cabaret parodique, il est devenu une – inhabituelle – pop-star. Habillé d’une sorte d’accoutrement de bonne, Antony Hegarty ressemble à une pousse indécise où les chromosomes masculins et féminins semblent avoir fait une déclaration de non-hostilité réciproque. Jusqu’ici, on a pas mal glosé sur les caractéristiques de ce jeune homme qui se présente comme transgenre. » J’étais un ado transgenre, je portais un maximum de make-up et je me suis reconnu en Boy George ou Marc Almond parce qu’ils appartenaient à un autre monde… Lorsqu’on naît transgenre, on s’en rend compte d’emblée, on est à la marge, y compris avec sa famille. J’ai sans doute plus de points communs avec un transgenre du Bangladesh qu’avec mon voisin parce que nos expériences sont extrêmement spécifiques. »
A cette sexualité différente, Antony ajoute une voix flamboyante qui, en deux albums, l’a révélé comme l’un des vocalistes les plus saisissants du nouveau siècle. Des tonnes de qualificatifs élogieux ont tenté de définir sa puissance émotionnelle, mais aucun n’épithète ne restitue complètement ce truc charnel qui enclenche des réactions aussi épidermiques. Le trentenaire civil tranche sur le baroque flamboyant de ses chansons et de ses emportements scéniques où, transfiguré, il se charge d’une électricité qui rejoint celle des centrales à haute tension que furent le Velvet ou Bowie. Pas un hasard si les déménagements successifs du gamin du Sussex ont abouti au centre même du système nerveux de l’Amérique, Manhattan, incontournable royaume du spectacle mais aussi de l’anonymat sublimé. La musique d’Antony le dépasse et ressemble à un énorme parachute sorti de sa poitrine pour planer dans le ciel des mélodrames. Le troisième album, The Crying Light, interprète une nature qui ne saurait rester silencieuse face aux violences qui lui sont faites. » J’essaie de travailler à un niveau de perception à la fois. La signification profonde d’une chanson peut ressembler à une excavation, au moment de l’écriture, on ne saisit pas forcément son intention. C’est un peu comme le test de Rorschach (NDLR: test sous forme de taches établi par un psychanalyste suisse dans les années 20 ) ou une naissance: c’est seulement plus tard que l’enfant va dévoiler ses caractéristiques. » Pour la plupart, les dix chansons de ce troisième album naviguent en eaux calmes, trouvant puissance et volupté dans la voix intense d’Antony, rejointe par un piano et quelques cordes. Her Eyes Are Underneath The Ground, Dust And Water, Another World triomphent dans la mélancolie dénudée. « Dust And Water est un poème circulaire à la manière des aborigènes d’Australie qui pensent que leurs ancêtres, une fois morts, se transforment en pierre sacrée. Cette idée me faisait peur. J’ai donc écrit une chanson disant que l’eau viendrait un jour, emporterait tous les éléments, y compris le carbone de ce que fût mon corps. »
La pochette de The Crying Light et de l’EP qui l’a précédé s’ornent de photos du danseur Kazuo Ohno. Performer transgenre et artiste majeur du butoh, dont l’épure gestuelle semble cousine de la musique d’Antony. » Depuis l’adolescence, j’ai été énormément inspiré par cette forme de danse moderne née au Japon après la Seconde Guerre mondiale et marquée par l’holocauste nucléaire, le kabuki, les écrits de Jean Genet. En étudiant le butoh, j’ai compris que la plupart des méditations consistent à se transformer en un rocher ou en un saumon qui remonte la rivière. Une forme de transcendance qui permet d’éprouver en soi-même le mouvement de l’atome d’une pierre ou d’une montagne. En faisant cela, on perd son ego et on part à la recherche du c£ur de l’enfant divin qui est en soi… J’utilise la méditation comme point de départ de la musique ou de la performance scénique: ce disque est plus proche de paysages, forêts ou lacs immobiles. » Avec ce disque-ci, effectivement plus contemplatif, Antony éloigne toute (vaine) spéculation sur sa personne. »
Antony & The Johnsons, The Crying Light,
chez Konkurrent
En concert le 13/04, au Bozar, à Bruxelles.
Texte Philippe Cornet
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