Saisi dans l’intimité de son appartement new-yorkais, Moby explique le processus de fabrication à domicile de Wait For Me, album plus proche des BO fantasmagoriques de Kubrick ou David Lynch, qui lui a fait un clip, que de sa marque dance habituelle. Bienvenue chez lui.

Voilà un disque tellement différent du précédent qu’on pense à un traumatisme profond. Moby aurait-il mangé du krypton? Last Night paru au printemps 2008 était hédoniste, dansant, léger, criard, et mouillait son maillot en dévalant les avenues de Manhattan dans des rêves pailletés d’années 80. Wait For Me est un testament à dominante mélancolique qui prend plaisir à étendre ses synthétiseurs spleen comme on sèche des pieuvres au soleil. Le résultat devait être intéressant et il l’est. La première plage donne la teneur d’un objet qui puise dans les ressources émotionnelles de Moby une profondeur qui lui sied bien. L’esthétique des longues filatures de claviers emportées par le chagrin, rappelle divers univers, souvent cinématographiques. Il y a du Nino Rota là-dedans et puis aussi des réminiscences de Kubrick caressant le classique pour en tirer des segments d’une éblouissante modernité sonore. Mais tout n’est pas de cet acabit langoureux: Moby confie à quelques-uns de ses amis les vocalises d’une poignée de titres, parfois galvanisants. Dans le seul moment qu’il s’octroie à lui-même, Mistake, Moby, qui n’aime pas son chant, sonne étrangement comme Ian Curtis de Joy Division. Pour débrouiller cette belle affaire où l’introspection semble de mise, nous rencontrons l’artiste chez lui, à Soho. Aménagé dans une ancienne factory qui a connu diverses (pré)occupations, l’espace n’a rien de très remarquable, hormis peut-être le sol de ciment brillant: on a l’impression de marcher sur un bout de lune éclairé par-dessous. Pour quelqu’un qui a vendu 15 millions d’albums, le flat de célibataire n’est guère ostentatoire: la pièce de séjour/cuisine jouxte une sorte de chambre et le couloir où trônent les disques d’or est bordé d’un studio qui ne doit pas dépasser les vingt mètres carrés. L’essentiel de Wait For Me y a été fabriqué. Aujourd’hui, Moby a le look vieil ado doté d’une barbe de trois jours et évoque un mix physique de Michael Stipe et de Jarvis Cocker privé de tignasse. Fidèle à son habitude, il est aimable mais garde ses émotions dans un périmètre verbal soigneusement contrôlé. Une sorte de Justine Henin masculin qui serait devenu -presque – humain. Malgré la chaleur printanière, Moby sirote un thé sans penser à nous offrir à boire. Ces stars ont toujours autre chose en tête.

Dans l’interview visible sur le site de David Lynch (1), tu apparais comme un petit garçon devant le maître…

Aucun autre réalisateur ne m’impressionne autant que Lynch. Non seulement, j’aime ses films mais j’aime son sens de l’expérimentation et de l’humour. J’aime également son sens de la narration parce qu’il est opposé à 99 % de la production cinématographique travaillant sur le duo « crise/résolution ». Il constitue une telle inspiration qu’il est difficile pour moi de comparer nos talents respectifs. J’ai grandi avec une âme de fan, aimant Lynch, Bowie, Ian Curtis, Marcel Duchamp: face à Lynch, je suis le garçon d’écurie en présence d’un demi-Dieu.

Ensemble, vous parlez des vieilles usines comme celle où cet appartement a été aménagé. Pourquoi cette fascination? Ces endroits jouent-ils un rôle dans la fabrication de ta mémoire?

Techniquement, je suis devenu un adulte à dix-huit ans, mais depuis que je suis parti de chez moi, je n’ai vécu qu’une année ou deux dans un appartement, le reste du temps, cela a été dans des usines abandonnées ou rénovées. J’aime le fait que ces usines nous rappellent notre propre mortalité: au-delà de ces constructions plus solides, plus grandes, plus hautes que l’habitat, cela me fascine de penser aux millions de gens qui ont foulé le trottoir des rues new-yorkaises depuis des décennies. On passe l’intégralité de notre vie à ignorer notre mortalité ou à la noyer dans les drogues et l’alcool – ce que j’ai largement fait -, à combler ce vide, ce trou noir. On peut l’ignorer ou la confronter, j’ai choisi cette dernière voie.

D’où vient cette mélancolie?

Comme tout le monde, j’ai une vie émotionnelle, et j’aime énormément la musique mélancolique: je voulais répéter ce sentiment. J’ai grandi dans un foyer un peu curieux(2): ma mère aimait Stravinski, Dvorak, mais aussi Bruce Springsteen, CSN & Y. Je me souviens bien de Brahms, et de Four & Twenty Years Ago, une chanson très triste de Stephen Stills, ma première expérience de musique aussi dépressive. Aristote a étudié la tristesse et cinq mille ans plus tard, l’idée de catharsis est toujours sensée.

C’est le sens de la fabrication de ce disque et de ta carrière?

Il faut comprendre qu’au début, j’imaginais sortir quelques maxis indies que personne n’achèterait!

C’est raté!

Oui (sourire), ma carrière a été fortuite et accidentelle et j’essaie de comprendre depuis une quinzaine d’années dans quelle mesure je fais de la musique pour moi-même ou pour une compagnie de disques. Le succès de Play m’a rendu dubitatif mais j’ai continué à faire des disques, à travailler. Avec Wait For Me, je ne voulais aucune des contraintes liées aux grosses compagnies, pas de photos ni vidéo glamour. Je voulais faire un disque aussi simple et personnel que possible. Mon succès ne devrait pas compter. Prétendre être quelqu’un d’autre est un processus extrêmement épuisant.

L’une des nouvelles chansons, Mistake, est un hommage évident à Joy Division. Cela fait partie du fantasme de vivre à 6 000 km de Manchester?

J’ai grandi à Darien, Connecticut, l’une des plus bizarres villes au monde. Gus Van Sant a grandi là, Chloë Sevigny aussi. C’était tellement ennuyeux que je m’évadais en lisant les magazines anglais et en rêvant à Macclesfield (ville où habitait Ian Curtis, ndlr), sans savoir que c’était un trou à rats! De la même manière qu’un gosse en Angleterre peut grandir en fantasmant sur Milwaukee qui n’est pas l’endroit le plus excitant au monde. J’ai glamourisé ces endroits parce que je n’y vivais pas. Mais je sais gré à ma mère de m’avoir emmené écouter du gospel à l’église pendant trois heures – même si je ne suis pas croyant – et d’avoir écouté des tonnes de disco mais aussi John Lee Hooker et Lightnin’ Hopkins. A l’âge de dix ans, j’ai voyagé dans le sud avec ma mère et ma grand-mère, et tous les bluesmen étaient encore là!

Dans A Seated Night, il y a une filiation sonore avec Kubrick, Nino Rota, et le gospel…

Je ne suis pas une personne religieuse, j’ai ma propre croyance en Dieu et il y a des idées que je partage sur la compassion, le pardon, l’humilité, mais ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les cultures venant des religions: je suis moins intéressé par la religion que par ce qu’elle dit de ses pratiquants. J’étais dans ce taxi new-yorkais conduit par un chauffeur haïtien qui écoutait une messe enregistrée à Haïti sur un autoradio crapuleux, cela sonnait de manière complètement fantomatique et tellement habitée que j’ai eu envie de recréer cette sensation de beauté… A Seated Night en est inspiré.

Parle-nous du projet Moby.com qui donne de la musique à ceux qui en demandent…

L’idée est d’aider les réalisateurs qui mettent des années à monter leurs projets cinématographiques. Je ne me préoccupe pas vraiment de ce qu’ils peuvent faire de la musique et j’ai décidé de ne pas gagner d’argent avec cela. Cela me permet également de créer une musique plus expérimentale: mes musiques ont déjà été utilisées dans plus de quatre milles productions cinématographiques. Qu’on ne verra jamais (sourire).

Tu as eu ta période fils de pub! Ta musique était absolument partout, envahissante.

Quand Play est sorti, énormément de mes musiques ont été dealées pour des pubs, des émissions télés, des shows. Je sais que cela m’a valu énormément de critiques. Au départ, ma musique ne passait pas en radio et pour moi, c’était un moyen de faire rentrer de l’argent dans les caisses de mon label Mute. Désormais, je tente de ne pas vendre sous licence ma musique aux grandes compagnies, alors que tout le monde le fait, parfois discrètement, comme ces groupes anglais indies qui évitent de le faire en Angleterre mais ne se gênent pas pour dealer en Corée ou au Mexique! Disons que j’ai été naïf dans mon approche pub et que si cela était à refaire, je le ferais différemment… Je n’aime pas le sentiment que les gens me détestent.

Es-tu parfois physiquement en colère?

Oui, même si j’essaie de l’éviter. Je peux devenir très frustré, terriblement en colère mais comme cette colère ne mène à rien, je tente de l’oublier. Alors que je viens d’une famille dominée par la colère: ma mère était colérique, mon grand-père également. Je fais du kick-boxing et, au début, je voulais me battre, juste pour voir si j’avais appris quelque chose mais si je suis impliqué dans une bagarre, rien de bon ne peut en sortir!

As-tu inventé quelque chose en musique?

Non, je ne le crois pas. En musique, la plupart des inventions sont accidentelles, le rock l’a été par des white trash qui avaient envie de sonner noirs, le hip hop est né dans le South Bronx parce que les mecs voulaient faire durer la fête, la house a été inventée par des gays à Chicago parce que les mecs aimaient les parties instrumentales des disques! Donc, si jamais j’ai inventé quelque chose, c’est purement accidentel. Quand j’ai quitté la maison de ma mère, j’ai vécu dans une usine abandonnée, dans un quartier ravagé par le crack, je donnais 50 dollars par mois à un mec de la sécurité pour vivre là-dedans, sans salle de bain ni chauffage, c’était illégal, je gagnais 8000 dollars par an et je faisais autant de musique qu’aujourd’hui. C’est mon but de faire autant de musique que je le peux et que les gens l’aiment… Donc j’accepte que les gens téléchargent gratuitement ou achètent mes disques: les meilleurs morceaux viennent quand les artistes ne sont pas inondés par l’argent!

(1) http://dlf.tv/2009/david-and-moby/

(2) Le père de Moby est mort quand celui-ci était très jeune

Entretien Philippe Cornet, à New York

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