L’AUTEUR DU CHOUCAS SE RÉAPPROPRIE LE MYTHE DE DON QUICHOTTE POUR S’ATTAQUER AUX MOULINS À VENT DE NOTRE MONDE MODERNE. IMPOSANT, BRILLANT ET SOMBRE.
Un certain Cervantès
DE CHRISTIAN LAX, ÉDITIONS FUTUROPOLIS, 208 PAGES.
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Cinq siècles les séparent, et pourtant rien n’a changé: il y a toujours un chevalier à la triste figure pour se battre contre des moulins. Il s’appelait Miguel, lui s’appelle Mike. Il était espagnol, il est américain. Le premier avait perdu l’usage de sa main gauche après un coup d’épée à la bataille de Lépante en 1571; le second voit la sienne arrachée dans l’explosion de son blindé, dans la province de Paktiya, Afghanistan, en 2008. Miguel de Cervantès avait alors expurgé sa colère et ses indignations en écrivant le Don Quichotte qui fera de lui un mythe. Mike Cervantès, lui, découvrira en taule le livre de son illustre homonyme. Et traduira sa colère et ses syndromes post-traumatiques en faisant de Don Quichotte son mentor, d’un immigré illégal son Sancho, et de sa Ford Mustang modèle 71 sa Rossinante d’un monde moderne. Où d’évidence, peu de choses ont changé, si ce n’est qu’on parlera des pitons rocheux de Monument Valley en lieu et place des moulins espagnols. Pour le reste, Christian Lax s’en réfère au même esprit chevaleresque. Et très désabusé.
De Cervantès à John Ford
Un Cervantès des temps modernes qui découvre Don Quichotte: il fallait y penser. Et surtout ne pas se perdre en menant ce récit forcément ambitieux de plus de 200 pages, qui joue en permanence les parallèles entre le modèle et son double -ceux-ci dialoguent même régulièrement- et qui entend, à l’image du roman source, dénoncer les maux du monde moderne: Mike est comme Cervantès, comme Don Quichotte, comme Lax: en butte aux inquisitions économiques, politiques ou religieuses et en lutte contre toutes les injustices. Le propos pourrait être sentencieux et les indignations rabâchées; Un certain Cervantès se lit au contraire comme un grand road-movie plein d’espaces et de silences, où la vista graphique de Christian Lax, à son sommet, fait merveille. Même s’il avait déjà adapté en BD un roman forcément très ricain de Donald Westlake (Pierre qui roule), on le connaissait surtout pour les récits très français voire franchouillards du Choucas: il se révèle ici amateur des grands espaces américains et en appelle autant à Cervantès et à Gustave Doré qu’à John Ford pour donner corps à ses propres indignations. Si on peut regretter une impression très sombre de quelques planches qui l’étaient déjà beaucoup, Lax atteint, ici, à 66 ans, une rare maturité graphique et narrative. Ce Cervantès-ci nous donne irrésistiblement envie d’enfin s’attaquer à ce Cervantès-là, en fredonnant du Jacques Brel.
OLIVIER VAN VAERENBERGH
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