Licence to drill

De Chief Keef à Pop Smoke, en passant par Bobby Shmurda, pour arriver à Hamza: tous les tours et détours de la drill.

C’est le son du moment. Née au début des années 2010 à Chicago, « pimpée » à Londres, la drill a essaimé un peu partout. Décryptage d’un genre sulfureux, qui rappe désormais aussi en français, de Gazo à Hamza.

23 février dernier. Établissement pénitentiaire de Dannemora, dans le comté de Clinton, État de New York. Après avoir purgé une peine de cinq ans, Bobby Shmurda -né Ackquille Jean Pollard- franchit les portes de la prison. Enfin libre. Pour l’accueillir, Quavo, du trio superstar Migos, n’a pas fait les choses à moitié. Retour en jet privé, mallettes remplies de cash à bord, etc. De son côté, l’équipe de basket des Knicks a loué un panneau publicitaire géant, en plein centre de New York, pour célébrer le retour de l’enfant prodigue:  » Welcome home, Bobby Shmurda« .

Sept ans après le succès viral de son titre Hot N*gga, c’est comme si la marche en avant de Pollard reprenait là où elle s’était interrompue, quand elle fut stoppée nette par son incarcération… En décembre 2014, alors qu’il sortait des studios Quad -les mêmes où Tupac s’était fait tirer dessus en 1994-, le rappeur de Brooklyn se faisait cueillir par la police. Avec une quinzaine de ses camarades, il est alors soupçonné d’appartenance à un gang, tentatives de meurtre, trafic de drogue, etc. Particularité: pour appuyer son dossier, le procureur a utilisé les paroles de Hot N*gga, dans lesquelles Bobby Shmurda livre moult noms et détails. Véridiques ou fantasmés? C’est toute l’ambiguïté… Celle-ci n’est pas neuve dans le rap. Comme d’autres genres avant lui, il a souvent joué, voire entretenu, ce flou entre réalité et fiction. Mais rarement la frontière n’aura été aussi ténue que dans la drill, le courant que Shmurda a contribué à implanter à New York. Et qui, après avoir fait un détour par Londres, est aujourd’hui partout.

Ces derniers mois, en effet, tout le monde s’y est mis. De Drake à Booba, le gratin du rap a mis la main dessus, se délectant de ses ambiances sombres et poisseuses. Le move a fait le tour du monde, du Ghana au Brésil en passant par l’Italie, l’Allemagne, etc. Et évidemment la Belgique: de la série BX Drill de Gotti Maras, à Hamza, qui, après un premier ballon d’essai l’an dernier, a sorti en début d’année un album entier dédié au genre, 140 BPM 2. En France, c’est Gazo qui a pris la main ( lire encadré). En 2020, on l’a vu partout, invité aussi bien par Jul et Kaaris que par… Maître Gims. Aujourd’hui, le genre a beau s’être popularisé, voire gentrifié diront certains, les bases sont restées plus ou moins les mêmes. Et sa réputation toujours aussi sulfureuse. Pour cause…

Le genre est né dans les quartiers pauvres et majoritairement noirs du sud de Chicago. Au début des années 2010, ils sont une véritable pétaudière, un champ de bataille sur lequel s’affrontent les différents gangs. La troisième plus grande ville du pays est même rebaptisée Chi-Raq, mot porte- manteau l’associant avec le conflit irakien. Entre le début de l’offensive dans le Golfe en 2003 et 2011, quelque 4 400 soldats américains sont tués en Irak. Quasi autant que dans les rues de Chicago durant la même période… La présidence de Barack Obama ne va pas y changer grand-chose. Début 2017, quand l’ancien sénateur de la ville quitte la Maison-Blanche après deux mandats, la ville enregistre même un nombre record d’homicides en 20 ans: plus de 760 lors des douze mois précédents, plus que New York et Los Angeles réunis (un chiffre qui sera dépassé l’an dernier, avec 769 morts).

C’est dans cet environnement qu’a évolué Keith Farrelle Cozart. Quand il naît en 1995, son père est absent, et sa mère encore une ado (Lolita Carter n’a que quinze ans). Il habite Parkway Gardens, un ensemble de logements sociaux où a également grandi Michelle Obama. Le coin est l’un des repaires des Black Disciples. Le gang a même rebaptisé le quartier O’ Block, en hommage à l’un de leurs membres, Odee Perry, tué par balle en 2011. Il avait 20 ans… Cozart, également membre du gang, le connaissait bien. Il lui rend même hommage sur l’une de ses premières mixtapes, Bang. C’est aussi le moment où l’ado, désormais connu sous le nom de Chief Keef, commence à faire parler de lui sur la scène rap de Chicago. Alors qu’il bosse sur son prochain projet, il est interpellé après avoir pointé une arme sur la police. Il est alors assigné à résidence chez sa grand-mère pour deux mois. « Caserné », il trouve quand même moyen de boucler la mixtape et même d’enregistrer une série de clips dans le salon de mamy.

Celui du morceau I Don’t Like marque particulièrement les esprits. Loin des vidéos bling-bling des rappeurs superstars, il est brut de décoffrage, minimaliste dans sa (non-)esthétique. Enfermés dans une pièce anonyme, sans la moindre déco, Chief Keef et ses camarades tirent sur leur joint, visent la caméra avec un Uzi et s’agitent torse nu, occupant tout le cadre. Pas de chichi, juste une bande d’ados chelous, « headbangant » sur un son particulièrement sinistre: la drill music a trouvé son premier vrai hit.

Sur le fond, le morceau tranche avec les codes hardcore classiques. Là où le gangsta rap fulmine, la drill rumine: nihiliste, elle se contente de décrire la vie du gang dans tout ce qu’elle peut avoir de brutal, cruel et désespéré. Même par rapport à la trap, qui aime souvent comater sous opiacés, la drill se fait plus rêche et sauvage. La violence s’exerce d’abord dans la communauté: il n’est plus question de crier « fuck la police », mais de désigner qui sera le prochain gang rival à être la cible d’une attaque.

Sur la forme également, la drill se démarque. Les textes, par exemple, deviennent particulièrement rudimentaires, évitant délibérément tout effet stylistique, snobant la punchline. Quant aux productions, les ambiances glauques sont la règle. Elles sont à la fois un prolongement de la trap, mais avec des influences footwork, autre grand courant électronique de Chicago, voire des éléments tirés de la musique de fanfare des marching bands. Le son de basse baveuse de la 808, la boîte à rythmes iconique, est caractéristique. L’utilisation particulière de la caisse claire également. Placée souvent à contretemps, elle est le coeur dansant de la drill, l’éclaircie dans la grisaille, rappelant par exemple les musiques caribéennes comme le dancehall ou le zouk. C’est ce qui explique sans doute que la drill a réussi à s’exporter, à Londres notamment. En débarquant dans la capitale britannique, elle y précisera ses codes, tout en en adoptant de nouveaux. Un « variant » anglais particulièrement contagieux…

Guns of Brixton

Dans le quartier de Brixton, où vit une forte communauté jamaïcaine, on n’a aucun mal à capter les rythmes décalés de la drill. Mais pas seulement. Les histoires de gangs trouvent également écho dans une ville qui voit les chiffres de la criminalité grimper en flèche. La crise a laissé des traces. Une série de jeunes rappeurs vont ainsi reprendre la matrice de Chicago et la mettre à leur sauce.

Le look, déjà, évolue. Difficile de parader torse nu dans la grisaille londonienne, place à la doudoune noire, hiver comme été. En 2017, le comédien Michael Dapaah, alias Big Shaq, en rigole. Dans le clip de Man’s Not Hot, il se balade dans les rues de Miami, en veste fourrée – » 40 degrés dehors, même pas chaud« . La parodie fait un carton (plus de 300 millions de vues sur YouTube). Derrière la vanne, le mouvement UK Drill rigole nettement moins. Dans leurs vidéos, les rappeurs enfilent désormais la cagoule, autre élément visuel devenu incontournable. Parfaite pour préserver leur anonymat, elle confirme l’adage  » no face, no case« …

Car les rappeurs londoniens revendiquent le même réalisme que leurs influences américaines. Règlements de comptes, affrontements entre bandes rivales, trafics en tous genres, etc.: les textes décrivent le Londres déclassé, en proie à une violence urbaine de plus en plus féroce. Au moment où la UK Drill gagne en popularité, la Grande-Bretagne voit d’ailleurs exploser les chiffres des attaques à l’arme blanche. De là à faire un lien entre l’un et l’autre, il n’y a qu’un pas que certains politiques ne pourront s’empêcher de faire. Scotland Yard va ainsi commencer à scruter les textes des rappeurs anglais. La police va même demander à YouTube de retirer plusieurs dizaines de clips accusés d' »incitation à la violence » (plus d’une centaine en 2019). Un rappeur comme Digga D, condamné en 2018, est même obligé aujourd’hui de soumettre ses morceaux et ses clips avant diffusion, sous peine de repasser par la case prison.

Scrutée, la UK Drill va néanmoins continuer son irrésistible expansion. Jusqu’à refaire le trajet inverse et traverser l’Atlantique dans l’autre sens. C’est la dernière étincelle pour faire du genre l’un des plus populaires de ces dernières années. Ses nouveaux fans se trouvent du côté de New York, à Brooklyn plus précisément. Ils ramènent la drill vers des codes rap plus classiques. Les poses de gangster sont toujours de rigueur. Mais les routines de danse, basiques, jouent volontiers sur le second degré -Bobby Shmurda avait montré la voie avec la Shmoney dance. La musique laisse percer aussi quelques notes d’espoir.

Celui qui va le mieux incarner ce nouvel état d’esprit est sans doute Pop Smoke. Il ne lui faut que deux morceaux pour percer: les tubes Dior et Welcome to the Party, tous les deux produits par le… Londonien 808Melo. Rien que leur titre annonce des thématiques moins plombées et hardcore que la drill des débuts. En réussissant ainsi à combler le fossé entre les fans de Chief Keef et ceux de 50 Cent, Pop Smoke fait exploser les compteurs.

Son ascension sera cependant stoppée brutalement. Le 19 février 2020, il est tué de deux balles dans la poitrine, lors d’un cambriolage qui tourne mal. La veille, il avait posté sur les réseaux sociaux des photos de cadeaux luxueux, sur lesquels était visible l’adresse de la villa qu’il louait à Beverly Hills… Pop Smoke était l’un des plus grands espoirs du rap américain. Âgé d’à peine 20 ans, il est devenu le nouveau martyr d’une liste qui ne cesse de s’allonger tragiquement…

Gazo, drill made in France
Gazo, drill made in France© FIFOU

Gazo, roi de la drill en VF

Elle a mis le temps, mais cette fois, ça y est. Forte de sa réputation de deuxième marché hip-hop au monde, la France ne pouvait passer à côté: depuis un peu plus d’un an, elle est aussi tombée à pieds joints dans la drill. Avec des artistes comme Ashe 22, Ziak, mais surtout Gazo. Après avoir pointé en featuring chez à peu près toutes les pointures du rap français l’an dernier, ce dernier vient de sortir son premier album, DRILL FR. On y retrouve notamment Hamza, mais aussi Unknown T, Pa Salieu, ou Luciano. Soit un Belge, deux Anglais et un Allemand: united colors of drill music…

D’origine guinéenne, Gazo grandit en Seine-Saint-Denis, troisième d’une famille de cinq enfants. L’itinéraire est chahuté. À douze ans, il se retrouve placé en foyer. C’est aussi à ce moment-là qu’il démarre le rap, rentrant pour la première fois en studio. « J’avais reçu un peu d’argent de poche. Ça, plus toute les petites combines qu’on faisait au foyer, on a pu s’offrir une session (sourire). Les studios étaient vers le Quai d’Ivry. On payait 15 euros de l’heure. On a réussi à prendre deux heures, avec petites boissons, chips, etc. J’étais carrément dans mon élément. Tout le monde me disait que j’avais un truc. » Il repart avec la clé USB de son premier son, et des rêves plein la tête. « Après, c’était pas le bon moment non plus. J’avais pas mal de problèmes… »

Licence to drill

Il ne détaille pas. Mais plus tard, il passera par la prison. À sa sortie, il décide de se consacrer à la musique. Il commence alors à publier ses premiers morceaux plutôt trap, sous le nom de Bramsou. Les scores sont, disons, timides… « Je n’avais pas le bon entourage. Le temps a permis de filtrer… » En attendant de trouver la bonne formule, il commence à perdre espoir. Fin 2019, alors qu’il met la dernière main à une nouvelle mixtape, il sort le morceau Drill FR 1. « L’idée était de faire patienter avant la sortie de la mixtape. En même temps, ça me permettait d’essayer quelque chose que je n’avais jamais fait. Je l’ai jeté comme ça, sans rien attendre. La France est toujours un peu en retard, je ne pensais pas que les gens allaient accrocher. » Lui-même n’a d’ailleurs pas capté tout de suite. « Honnêtement, la première fois que j’ai entendu de la drill, je n’aimais pas, c’était trop bizarre. » Quand il finira par tomber dedans, il trouvera enfin le chemin du succès…

À bien des égards, DRILL FR coche toutes les cases du genre. « Je crois en Dieu et en mon canif », commence ainsi Gazo, en intro. « C’est juste que, parfois, tu te retrouves au mauvais endroit. Faut pouvoir faire attention, tout simplement. Ça ne veut pas dire qu’on s’est servi de tout ce qu’on avait. On n’est pas des Pablo, loin de là. Mais on a un minimum de vécu… » Malgré cela, le Parisien ne surjoue pas la carte caillera. Avec des titres comme Inhumain, Euphon, ou le plus « festif » Kassav, DRILL FR a même la volonté d’ouvrir le jeu. « Ça me tenait à coeur. Je n’avais pas envie qu’après cinq sons identiques, les gens soient lassés. » À 26 ans, le rappeur est en fait très lucide. Il sait que la drill est à la mode, et que celle-ci ne durera qu’un temps. « On ne va pas se mentir, je sais que tout ça est temporaire. » Il marque une pause, avant de conclure à travers ses grillz: « J’ai eu une bonne éducation. Je sais ce qui est réel, ce à quoi il est important de s’attacher. Jusqu’ici, j’ai fait pas mal d’erreurs. Ce n’est pas maintenant que quelque chose de bien m’arrive que je vais prendre le risque de les répéter. Le but, aujourd’hui, c’est de passer des caps. Et marquer l’époque. »

Gazo, DRILL FR, distribué par Sony.

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