DANS LE BEYROUTH DES ANNÉES 90DÉVASTÉ PAR QUINZE ANS DE GUERRE CIVILE, SOAPKILLS S’IMPOSE COMME GROUPE D’ÉLECTRO-POP ARABE CONTEMPORAIN. AUJOURD’HUI COMPILÉ DANS UN BEST OF ATTACHANT.

Une voix proche comme un souffle, un bout de peau qui se caresse sur une électronique elle aussi charnelle. Soapkills, c’est le chant arabe de Yasmine Hamdan marié aux claviers de Zeid Hamdan, faux parent à la vie et partenaire des années Beyrouth. Officiellement, la Guerre du Liban s’est achevée en 1990. Dans le Beyrouth 2015, pourtant, on croise encore des façades qui n’ont pas oublié: murs éclatés de balles et même vestiges ruinés en attente de reconstruction. Souvenirs douloureux d’un conflit qui fera, selon les sources, entre 130 000 et 250 000 morts, laissant la ville fantôme et exsangue (1). Capitale d’un pays brutalisé par les enjeux jamais repus de l’infernal Moyen-Orient. « Je suis née en 1976 au Liban, juste après le début de la guerre. Peu après, ma famille est partie pour un périple qui nous a menés en France, aux Emirats arabes unis, en Grèce et puis au Koweit. Nous y étions lorsque la guerre s’y est déclarée, nous sommes alors revenus au Liban, en 1990, quelques mois avant la fin d’une autre guerre. »

Yasmine Hamdan, déjà croisée avec le projet électro YAS (2009) et son propre album arabo-pop Ya Nass (2013), parle d’autant plus volontiers de cette belle compilation de Soapkills qu’elle incarne ses années de jeunesse initiatique. « Zeid et moi nous sommes rencontrés au lycée, on devait avoir quinze-seize ans dans un Beyrouth à 90 % dévasté, où il n’y avait ni scène rock, ni club, ni salle, ni festival où jouer. Assez vite, avec Soapkills, on est devenus un peu les chouchous de l’époque. On inaugurait les choses, entourés par des artistes de la scène contemporaine, du théâtre, de la peinture, de l’image. Il y avait pas mal de choses collectives, de happenings hors-cadre. »

Etudiante en psychologie, Yasmine embarque ses propres compositions -initialement en anglais puis très vite en arabe- alors que Soapkills trace sa voie entre ruines et branchitude beyrouthines. Exemple aussi d’une forme symbolique de réconciliation dans un Liban toujours susceptible de conflits confessionnels. Yasmine, fille d’un couple sunnite et chiite, en duo avec Zeid, issu d’une famille druze (2). « On louait nous-mêmes la sono à un mec qui vendait aussi du thym (sourire), la notion d’underground n’existait même pas: on a tout de suite eu une fan-base mais la vieille garde ne comprenait pas nos intentions, d’autant qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la confrontation dans nos chansons. On jouait pas mal dans le coin de la Rue Monnot, à Achrafieh (quartier chrétien à l’est de la ville) et c’était les débuts de Gemayzé (en bord de mer), mais il n’y avait pas encore la mode du Hamra actuel, devenu poumon de la ville et des hipsters. Il y avait le sentiment que tout cela était nouveau et la musique signifiait prendre la parole. » Et ce, dans une société encore claustrophobe où la ville « parle« .Yasmine: « Tu regardais Beyrouth, et tu savais qu’il s’y était passé quelque chose de particulier, de terrible, mais elle dégageait aussi de l’espoir. Ce mélange de vendeurs de maïs et de klaxons, d’églises et de mosquées, un truc bruyant mais excitant. »

Fantaisie militaire

Dans le clip de Lost tourné en 1997, on voit une Yasmine de 21 ans traverser des rangées d’immeubles lépreux, en robe de mariée. Soapkills creuse un sillon propre, parle de sexualité et de machisme dans des chansons hors-tabou. « En tant que femme, je m’habillais et parlais comme j’en avais envie. Cela n’a pas été facile mais cela a été une sorte de catharsis, malgré la pression sociale, les critiques. Hors des conventions et de ces bimbos chantantes qui seront créées par les grandes compagnies de disques venues s’installer au Moyen-Orient: on m’a d’ailleurs proposé d’en devenir une mais j’ai décliné (sourire). Pour moi, cette femme-objet fait partie de l’autorité et de la recherche d’un certain statu quo. On était d’autant plus regardés de travers que l’on touchait aussi à des vieux bijoux, on désacralisait les morceaux, comme dans Tango ou Galbi sur la compilation. On déstructurait les codes, on les saccageait, gentiment mais avec un parti pris esthétique. L’émotion doit passer par la voix et l’esprit qui l’anime. »

En particulier, la façon dont Yasmine chante l’arabe dérange. Son mix personnel de libanais et d’égyptien bouscule une tradition vocale dogmatique. Ces années-là, Yasmine les voit aujourd’hui comme sa « période de service militaire ». Après trois albums sortis entre 2001 et 2005, elle éprouve alors l’énorme désir « d’agrandir son univers, de retrouver un certain anonymat, une forme de liberté, de sortir de certains codes, d’être ailleurs. Et aussi de vivre dans une ville qui a des structures pour la musique et pour l’art. Mais Soapkills, c’était extraordinaire. » Yasmine partira vivre à Paris, Zeid restera au Liban. Leur création musicale commune mérite vraiment une redécouverte.

(1) AU DÉPART, LES FORCES « PALESTINO-PROGRESSISTES » AFFRONTENT LA DROITE CHRÉTIENNE, MAIS LES ALLIANCES, NOTAMMENT AVEC LA SYRIE, ISRAËL OU LES DRUZES, CHANGERONT AU FIL DE LA GUERRE.

(2) ISLAM HÉTÉRODOXE, PRATIQUÉ AU LIBAN, EN SYRIE ET ISRAËL.

RENCONTRE Philippe Cornet

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