Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec son tube Fuck You, Cee Lo rappelle qu’un gros mot rapporte parfois aussi… gros. L’injure est à la mode. Petit tour d’horizon….

 » Il n’y a aucune volonté de provoquer. C’est plutôt un titre amusant, qui encourage à sourire face à l’adversité. Vous savez, aujourd’hui, on est plutôt à l’aise avec la controverse (sourire grinçant). Comparé à un tas de musique que je peux écouter tous les jours, jamais je n’aurais imaginé que ce titre allait faire mousser. Mais je pense que je vais en faire un remix. J’ai déjà le titre: I love you… bitch! » Et Cee Lo Green de partir dans un grand éclat de rire! Le chanteur a raison. A vue de nez, l’insulte semble ne s’être jamais aussi bien portée. Et pas qu’en musique d’ailleurs. Récemment, Pierre Chalmin sortait un épais Dictionnaire des injures littéraires. Au Recyclart, à Bruxelles, on organise aussi prochainement une Rencontre internationale de l’insulte, rien de moins (lire ci-contre).

Beep beep

Avant Cee Lo, une autre star a d’ailleurs sévi en chantant le même titre: avec Fuck You, Lily Allen disait tout le mal qu’elle pensait du président Bush. Par ici, le morceau a terminé à la première place de l’Ultratop. Par contre, en Angleterre, le titre n’a même pas été sorti en single, malgré une vidéo réalisée spécialement pour l’occasion… Comme quoi, les mots ont encore un certain poids -à la télé, le Fuck You de Cee Lo se transforme d’ailleurs en Forget You, et en 2008, Britney Spears se sentait obligée de jouer la maligne en chantant If U Seek Amy, manière détournée d’épeler « f.u.c.k. m.e.  » sans que ça gêne…

La charge de l’insulte a cependant tendance à devenir de plus en plus relative. En 2009, une enquête commanditée par la BBC montrait que, contrairement à ce qu’elle pensait, le public tolérait jusqu’à un certain point l’utilisation de jurons sur antenne. En juillet, c’est une cour d’appel de New York qui a donné raison à Fox Television, CBS, NBC et ABC en déclarant à l’unanimité certaines règles de décence applicables aux médias contraires à la Constitution. Fini les beep masquant les gros mots lors des plateaux télé? On n’en est pas encore là. Mais comment encore bannir un mot qui est devenu à la fois un verbe (fuck you donc), un nom (what the fuck?), un adjectif (fucking), une interjection (fuck!)? Et que dire de la mode des noms de groupe en fuck: Fuck, Holy Fuck, Fuck Buttons, Fucked Up…

En francophonie, on n’est pas en reste. En 1980, Dutronc donnait ainsi sa version de L’Hymne à l’amour, énumérant:  » Bougnoule, Niakoué, Raton, Youpin, Crouillat, Gringo, Rasta, Ricain, Polac, Yougo, Chinetoque, Pékin, C’est l’hymne à l’amour.  » Plus tard, en 99, Katerine chantait lui Je vous emmerde. Pourquoi se priver?… Professeur émérite de l’ULB, le sociologue Claude Javeau abonde: « C’est sûr qu’il y a une banalisation du gros mot. Il n’y a pas si longtemps, les quotidiens n’osaient pas écrire le mot foutre en toutes lettres! Aujourd’hui, on n’hésite plus. » Conséquence paradoxale: puisque l’injure devient courante et perd son côté transgressif, « finalement, on manque de vilains mots. Du coup, dans la discussion, on doit aussi monter beaucoup plus loin dans l’agression. En général, on assiste à un affaiblissement de la force des mots.  » Une nuance tout de même: certains mots continuent à faire mal. « Mais ce ne sont plus les mêmes. Tout ce qui est lié au politiquement correct est devenu délicat. On ne peut plus traiter personne de « gonzesse » par exemple. Les injures racistes aussi ne sont plus tolérées comme elles pouvaient l’être jusque très récemment. Ce qui n’est pas plus mal évidemment.  »

Les filles semblent être les grandes bénéficiaires de cette banalisation de l’injure. Longtemps, on leur a refusé le droit aux gros mots. Pas corrects dans la bouche d’une fille comme il faut. Le féminisme est passé par là. La dernière vague de filles à grandes gueules en profitant pour pousser le bouchon encore un peu plus loin. Des gouailleuses comme Fréhel chantaient pourtant déjà un vocabulaire fleuri. « Oui, mais elles le faisaient d’un point de vue misérabiliste, précisait à l’Express Serge Hureau, directeur du Hall de la chanson (Centre national du patrimoine de la chanson). Et elles interprétaient des textes écrits par des hommes, qui disaient donc ce qu’ils voulaient entendre: les femmes triviales ont toujours fait bander les mecs. Aujourd’hui, les filles chantent leurs propres mots; leur parole est bien plus dévastatrice.  »

Tout le monde se lâche, plus personne ne se fâche? Le juron s’est certes banalisé, quitte à perdre pas mal de son potentiel provocant. Mais si elle est devenue banale en littérature, au cinéma (de Pulp Fiction de Tarantino aux Valseuses de Blier!), en musique, voire en politique (le « casse-toi, pauv’ con » présidentiel), il existe encore un domaine où l’insulte continue à être réprimée: dans le sport. De plus en plus même. Au stade, l’arbitre peut désormais arrêter le match en cas de comportements racistes des supporters. Les insultes entre joueurs sont aussi de plus en plus souvent sanctionnées. Comme celles entre joueur et entraîneur, d’ailleurs. Lors de la dernière Coupe du monde, c’est aussi comme cela que l’attaquant des Bleus, Nicolas Anelka, a reçu son billet retour plus tôt que prévu…

Laurent Hoebrechts

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