Snoop converti à la Nation Of Islam, Marvin Gaye revolvérisé par son papa pasteur, Youssou N’Dour objet d’un récent documentaire sur sa foi: la culture rock entretient depuis toujours un rapport électrique avec Dieu…

1er avril 1984, Crenshaw, quartier classe moyen-ne noire de Los Angeles. Une fois de plus, le bungalow de la famille Gaye résonne de cris entre Marvin et son père.

Depuis l’enfance, les mêmes scènes irritées se répètent entre le pasteur adventiste (alcoolique et violent) et son fils, icône majeure de la musique noire. Drôle de sphinx aux pattes d’argile, Marvin. De retour d’Europe où il a tenté d’oublier ses douleurs maritales et ses ennuis avec le fisc et Motown, il se venge: deux millions d’exemplaires de l’album Midnight Love s’écoulent au diapason d’un tube en déhanchement massif, Sexual Healing. La guérison sexuelle comme promesse de bonheur, l’Amérique adore, le Vieux Continent suit. Marvin Gaye va avoir quarante-cinq ans et les déchirements qui le hantent depuis l’enfance s’aggravent, accentués par une consommation de cocaïne devenue incontrôlable. Ces derniers temps, sa conduite erratique l’amène à conclure son show sur un déconcertant numéro de déshabillage: il laisse glisser sa robe de chambre en soie sur un maillot single, à l’effarement des spectateurs. Le père de Marvin n’y voit que la fièvre du Mal. Ce dimanche, veille de son anniversaire, Marvin met son père à terre. Celui-ci prend le revolver offert par son fils à Noël, et l’abat de deux coups de feu sans appel. Marvin était lecteur de la Bible et ami des dealers. Il croyait en Dieu, à peine moins qu’à la coke. Rongé par la dualité entre le bien et le mal, il était également dévoré par la personnalité de son père, homme de religion lui faisant rentrer les Saintes Ecritures à coups de cravache… Cet écart cruel, ce fossé de valeurs béant, la musique rock (1) s’en nourrit depuis toujours. Images d’Elvis fou de gospel, passant ses nuits lasvegasiennes à chanter les louanges du Seigneur avant de piller au matin une diabolique armoire à pharmacie. Jerry Lee Lewis, bigot du Sud, mariant sa cousine de treize ans et hanté par la présence du Malin qu’il écrase d’un piano assassin. Jusqu’à Nick Cave dont la musique exsude la présence de Dieu alors qu’il se défonce encore à l’héroïne. Et si Dieu – ou son existence présumée – était la seule carte pour ne pas sombrer dans l’anormalité prodigieuse du succès?

Snoop Of Islam

C’est l’actu la plus fraîche en matière de business musico-religieux: Snoop Dogg est désormais associé à Nation Of Islam, et c’est tout sauf une conversion banale. Fondée à Detroit en 1930, NOI est une secte dissidente de l’islam, faisant son lit de propagande d’un afro-américanisme radical qui se montre aussi antiblanc, antijuif. Elle devient fameuse dans les années soixante lorsque Malcom X, porte-parole charismatique, incendie la race blanche dans des discours qui n’excluent pas le séparatisme de la communauté noire,  » mise en esclavage depuis quatre cent ans« . Quand Cassius Clay, symbole noir majeur, y adhère en 1964 et change son nom en Muhammad Ali (2), Nation Of Islam prend conscience de l’impact des stars sur son destin populaire. Mais l’adhésion récente de Snopp Dogg se fait dans un contexte radicalement différent: la ségrégation est bien abolie depuis quatre décennies et l’actuel président américain est noir . Avant Snoop, Ice Cube, MC Ren ou Kam flirtent avec la secte mais jamais de manière aussi voyante que le Dogg, remarqué à l’annuelle célébration de NOI, le Saviour’s Day, à Chicago. La controverse ne vient pas seulement du mouvement dirigé par Louis Farrakhan mais de la flagrante opposition morale des nouveaux partenaires. Snoop est le prototype même du rapper hédoniste, adepte de la fumette maniaque, du bling-bling poseur et d’une prose en canon de fusil. En bonus, il tourne du porno et n’est pas étranger à la violence pratiquée par les gangs US: son casier, long comme un jour sans rap, comporte notamment une accusation de meurtre qui aboutira à un non-lieu. Nation Of Islam suit un code à cent-quatre vingt degrés du bordel doggien: ses membres sont tenus à un régime abstinent, sans drogues ni alcool, et à une forme de vie sans ostentation. Ils luttent contre la prostitution, la drogue et toute forme de délinquance dans les quartiers noirs des villes nord-américaines patrouillées par des frères impeccablement dressés de costards noirs. La coupe est résolument militaire, la chaussure – no sneakers – exhibe le cuir pimpant, la bande étant prête à en découdre avec les gangs qui évitent les embrouilles frontales avec une telle organisation mammouth. Seul point commun entre Snoop et les membres de la Nation: tous portent des lunettes noires. Derrière cette adhésion se pose un enjeu d’envergure: comment un mouvement religieux controversé peut-il absorber une star douteuse et la nettoyer de toutes ses scories criminelles? Parce qu’elle espère recruter ensuite parmi les centaines de milliers de jeunes de son large following. En pub, cela s’appelle un produit d’appel.

Obonoama

C’est un jeu que l’on peut pratiquer seul ou en groupe: relever les pochettes de musique black US qui remercient Dieu. Elles sont innombrables. De Barry White à Aretha Franklin, de Prince à Michael Jackson. Et peu importe la conformité de ces gens-là aux préceptes de la foi: l’allégeance divine apparaît comme une sorte de gri-gri émotionnel, de gilet pare-balles pour contrer les snipers du succès, de passeport qui délivre du Mal. Le prosélytisme est une caractéristique virulente de la musique noire américaine qui prend aussi des allures plus discrètes. On parle volontiers des musiciens scientologues (Isaac Hayes, Chick Corea, Dough E Fresh, Mark Isham, Chaka Khan, Juliette Lewis), beaucoup moins de The Five Percent Nation, une branche de la Nation Of Islam qui s’intéresse à l’anti-gangsta rap – le God Hop – et recrute des artistes tels qu’Erykah Badu, le Wu-Tang Clan ou Queen Latifah. Ce mix de nationalisme noir, de mysticisme maçonnique et d’interprétation des symboles de l’Egypte ancienne aboutit à la croyance que Dieu est noir, comme le premier homme sur Terre… Ailleurs que dans les rythmes black US, la musique entretient un rapport permanent avec la religion organisée. Parfois, la chimie des deux provoque un brutal retour de combustion. Youssou N’Dour, est une star absolue de la musique africaine. Chez lui, au Sénégal, il est à la fois Bono et Obama, Youssou Obonoama, le musicien-président suprême. Riche, respecté, artiste et investisseur dans la musique ou la presse. Mais quand il sort un disque profane dédié à un sujet qui ne l’est pas – l’Islam – les cartes se brouillent. C’est le thème central d ‘Egypt, album paru en juin 2004. Indirectement, il constitue le n£ud gordien du film documentaire qui sortira en juillet. Dans I Bring What I Love de l’Américaine Elizabeth Chai Vasarhelyi, Youssou explique que cet Egypt, respectueux de l’islam, loin de toute vulgarité, a provoqué un scandale qui l’a fortement désarçonné. Il y parle de sa foi sunnite, du pouvoir des marabouts sénégalais, de la fraternité des Mourides, le tout merveilleusement chanté avec un grandiose orchestre égyptien. Mais les détaillants refusent de vendre les cassettes du disque au titre sénégalais Sant Allah (merci Allah). Les radios se font muettes, la télévision soudainement timide. Les fans se sentent décontenancés par la bravade. Pour Youssou, qui a retardé la sortie du disque – prêt depuis 1999 – pour ne pas titiller les conservateurs de l’après -11 septembre, le choc est grand. Le film raconte comment l’album décroche un prestigieux Grammy Award et se vend à près d’un demi-million de copies dans le monde. Au pays, la controverse se dilue dans la réussite du chanteur à l’étranger. D’où ces images de parade mirifique de l’étoile dans les avenues débordées de Dakar. Youssou est toujours le Roi mais il a failli perdre sa réputation chez lui. Une mort symbolique. Par le pouvoir de la religion…

God Is A DJ

La religion est un culte autant qu’une identité. Ou simplement le titre-gimmick d’un tube dance ( God Is A DJ de Faithless en 1998). Parfois aussi, elle est le soubresaut incongru qui opère une influence majeure sur la musique. Par exemple lorsque Bob Dylan annonce en 1979 sa soudaine conversion au christianisme. Lui, le juif errant, longtemps muet sur son histoire personnelle, devient born gain et sort coup sur coup, deux albums de gospel blanc profondément imbibés de bondieuseries. Le magistral Slow Train Coming (1979) et le plus pesant Saved (1980). Ensuite, il zappe Jésus de ses disques et reprend son rôle préféré: athée juif invisible. Qu’est-ce que cela veut dire? Au-delà du mystérieux court-circuit personnel qui conduit un être humain à s’affirmer croyant, cela signifie que la musique embarque la religion dans une relation fusionnelle. Dope les chansons, en fait changer la gravité, se nourrit de culte, donc de fantasmes présumés. On ne parle pas ici du marketing Madonna, pub ambulante pour la kabbale (3) parce que dans ce cas précis, cela n’affecte en rien le show-girl botté/dénudé d’une artiste qui prénomme sa fille Lourdes (…). Mais on pense à cet extraordinaire business du Christian Rock qui perdure depuis les années 50 alors qu’il n’est qu’une réponse choquée aux diableries du rock. Un demi-siècle plus tard, le genre a essaimé en sous-divisions diverses ( christian punk, christian hardcore, christian metal etc) et additionne les dizaines de millions de dollars dans une industrie aussi saillante que la religiosité du tiers monde. Le sujet est d’ailleurs comme Dieu: infini. Soudain, on repense à la phrase de John Lennon prononcée en 1966, disant que  » les Beatles sont désormais plus populaires que Jésus ». La seule différence, c’est que Lennon est mort, et Jésus, apparemment, non. l

(1) Le terme est ici générique et recouvre tous les styles pop, du rock’n’roll au hip hop en passant par la soul, le blues, le funk etc.

(2) Il adhèrera au plus classique islam sunnite en 1975.

(3) Tradition ésotérique du judaïsme, dixit Wikipedia.

Texte Philippe Cornet

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