AVEC SON ADAPTATION FÉROCE DU HIGH-RISE DE J.G. BALLARD, BEN WHEATLEY, LE RÉALISATEUR DÉJÀ CULTE DE KILL LIST ET A FIELD IN ENGLAND, SÈME LE CHAOS DEBOUT DANS UNE TOUR INFERNALE. L’OVNI SALE ET MALADE DE L’ÉTÉ.

Il appartient à cette espèce rarissime de réalisateurs à leur aise quel que soit le terrain et capables de tout -le plus souvent du meilleur, d’ailleurs. Qu’il investisse le huis clos psychologique et criminel (Down Terrace, 2009), le drame familial et horrifique (Kill List, 2011), la comédie noire et sociale (Sightseers, 2012) ou le film en costumes expérimental et halluciné (A Field in England, 2013), Ben Wheatley sidère autant qu’il amuse la galerie, redéfinissant sur un mode tantôt cérébral tantôt purement sensoriel les codes et contours d’une cinéphilie qu’il a résolument dévorante. Pour être tout à fait honnête, on ne voit guère à l’horizon d’autre prétendant que ce quadra geek et rondouillard au trône d’un cinéma total, audacieux, visionnaire, voire carrément mégalo, laissé vacant un triste soir de mars 1999 par sa majesté Stanley Kubrick. Et tant pis si la comparaison peut sembler, à ce stade de son parcours en tout cas, quelque peu forcée. A tout le moins est-il assurément aujourd’hui la voix la plus puissamment singulière du 7e art britannique, quelque part entre un certain réalisme social cher à Ken Loach ou Mike Leigh et une tradition de cinéma de genre exigeante et barrée façon Ken Russell, Nicolas Roeg ou John Boorman -sa « sainte-trinité« , comme il aime à le dire. Ajoutez à cela un peu de Peter Watkins, et un amour immodéré pour les comics et la pop culture au sens large, et soyez sûrs de tenir là l’une des figures les plus passionnément libres et inventives de son temps.

C’est dire à quel point son nouveau High-Rise, satire dystopique et décadente adaptant le grand J.G. Ballard, était attendue au tournant. Dans une tour seventies au modernisme dernier cri, masse de béton personnifiée -ses murs ont des oreilles, ses fenêtres des yeux- façon grand corps malade, Wheatley orchestre le retour à l’état primitif, celui de la mise à nu des désirs enfouis, de ses habitants au fil d’un récit où la topographie des lieux semble régir à elle seule la lutte des classes appelée à s’y jouer dans le bruit et la fureur. Stylé, sauvage, infectieux, mais aussi étrangement redondant, le résultat n’est peut-être pas tout à fait le chef-d’oeuvre rêvé, mais demeure un objet de fascination difficilement épuisable. Tentative de décryptage en compagnie de son grand architecte.

Le producteur Jeremy Thomas possède les droits de High-Rise depuis plus de 40 ans et le livre était jusqu’à aujourd’hui réputé quasi inadaptable…

Ce n’est pas non plus Naked Lunch (adapté par David Cronenberg au début des années 90, NDLR), dont la structure en fragments est hyper casse-tête, ou n’importe quel autre bouquin où Burroughs fait du cut-up. Filmer à l’intérieur d’une tour ne présente pas de réelle difficulté. C’est d’ailleurs une véritable tradition cinématographique en soi, de The Towering Inferno à Dredd en passant par Shivers, Die Hard, The Raid… Le problème posé par High-Rise tient davantage à sa nature profondément anti-commerciale, et donc difficilement exploitable au cinéma: le récit ne propose ni véritable héros ni réelle résolution et, plus généralement, déjoue toutes les attentes habituelles en termes d’évolution des personnages et de l’intrigue.

Pourquoi avoir voulu adapter ce livre-là en particulier?

Chez Ballard, c’est définitivement la Trilogie du béton que je préfère: Crash, Concrete Island et High-Rise. Ce sont mes livres de chevet, au même titre que le Las Vegas Parano de Hunter S. Thompson ou Sur la route de Kerouac, par exemple. J’ai découvert High-Rise dans les années 80, à une époque où je ne jurais que par la science-fiction, les comic books, Mad Max… Il s’intégrait parfaitement dans mes obsessions pour des mondes en déliquescence aux promesses apocalyptiques. Plus tard, je l’ai lu différemment. J’ai compris que plus le temps passait plus ce qu’il décrivait devenait concret, et que sous un emballage dystopique Ballard parlait au fond de manière assez prophétique du monde réel, celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. C’est le propre des plus grandes oeuvres de science-fiction: convoquer un imaginaire spécifique afin d’interroger par la bande le présent et ses implications.

Vos films semblent travaillés par l’idée de montrer comment des personnages sont appelés à évoluer dans un lieu très spécifique, voire unique. C’est la maison de Down Terrace, la caravane de Sightseers, le champ d’A Field in England, la tour de High-Rise

Oui, c’est aussi un moyen commode de ramasser l’intrigue dans un espace confiné qui peut fonctionner de manière métaphorique. High-Rise ne parle pas tant des inconvénients de la vie dans un gratte-ciel que des contraintes et limitations que nous impose la société dans laquelle nous évoluons. Même si ce bâtiment, ce grand corps de béton, est bien sûr un personnage à part entière du film, et que nous avons effectué diverses recherches pour le concevoir… Mais mes connaissances pures en la matière sont assez limitées. J’ai récemment été interviewé par un magazine d’architecture, et c’était plutôt embarrassant je dois dire (sourire). C’est un peu comme si on vous posait des questions spécifiques d’astronomie sous prétexte que vous avez réalisé un film dont l’intrigue se déroule dans l’espace…

Cette tour-monde remplit aussi une fonction d’implacable révélateur quant à la barbarie humaine qui sommeille sous le masque policé des apparences…

L’idée générale est de montrer ce qu’il y a sous la surface des êtres et du monde. Ce qui, vous en conviendrez, est l’apanage de la plupart des films de genre. Les films de zombies, par exemple, ne sont au fond qu’une vaste exploration de la possibilité d’une guerre civile. Si l’autre est officiellement un monstre, alors il m’est permis de laisser libre cours à mes pulsions de mort et le tuer. C’est le principe même de la guerre: déshumaniser le camp adverse afin de justifier le meurtre. On peut d’ailleurs légitimement se demander dans quelle mesure la ferveur actuelle autour des films et séries de zombies ne témoigne pas d’un désir inconscient, grandissant et commun de tirer une balle dans la tête de son voisin.

Les scènes de supermarché dans High-Rise rappellent d’ailleurs le consumérisme zombie du Dawn of the Dead de Romero…

Complètement. Dawn of the Dead (1978, NDLR) est un film d’une portée politique incroyable. Si vous n’y voyez que l’aspect horrifique, vous passez totalement à côté du propos. Soit la critique féroce de ce désir aveugle et dévorant de consommer.

L’un des motifs majeurs du film réside dans ces nombreux reflets démultiplicateurs des personnages, comme pour mieux souligner la dislocation de leur identité au sein de la tour…

Quand je commence à travailler sur un projet, je me laisse guider par des images-clés qui naissent dans mon esprit. S’agissant de High-Rise, cette idée d’ascenseur-miroir a clairement été déterminante. Il est en quelque sorte l’âme de ce bâtiment, renvoyant à chaque habitant une infinité de possibles versions de lui-même, un éventail inépuisable de ce qu’il pourrait ou devrait accomplir au-delà des masques derrière lesquels il expérimente le petit théâtre de son existence.

Le climax désaxé de High-Rise intervient sans doute le temps de cette reprise merveilleusement glacée du SOS d’Abba par Portishead…

Avec Amy (Jump, NDLR), ma compagne et scénariste, nous savions que nous voulions utiliser cette chanson d’Abba un peu à la manière du Tainted Love de Soft Cell dans Sightseers. Je suis un grand fan d’Abba, c’est un groupe passionnant. Les gens ont tendance à les sous-estimer à cause de leur côté ultra pop, à la limite du kitsch. Mais leurs textes sont souvent brillants, notamment parce qu’il peut s’en dégager une certaine tristesse, une vraie mélancolie. Nous ne pouvions pas utiliser la version originale de SOS, la connotation années 70 aurait été trop évidente ou passe-partout. Il se trouve que Geoff Barrow de Portishead me suit sur Twitter. Je l’ai donc contacté directement via ce canal, ce qui a eu le chic de rendre les choses incroyablement faciles et rapides.

Vous semblez aussi à l’aise dans la science-fiction que dans l’horreur, dans le drame social que dans le film d’époque. Pour un critique aujourd’hui, il est tentant de voir en vous le rejeton indé d’un Stanley Kubrick…

J’aime le cinéma dans son ensemble, c’est un fait. Et il est très flatteur de récolter ce genre de comparaison. Mais c’est aussi quelque chose d’assez effrayant. L’ombre de Kubrick est définitivement trop imposante, donc écrasante. Il a accompli quelque chose de totalement unique, à savoir tendre vers le cinéma d’auteur le plus exigeant qui soit à travers des films de genre qui ont aussi été d’énormes succès populaires. Le seul qui me semble capable de s’approcher de cela aujourd’hui est Christopher Nolan. Inception ou The Dark Knight sont des films à la fois très bizarres et complètement mainstream. La manière dont il trace sa voie à Hollywood est vraiment très inspirante, en termes d’ambition mais aussi de la mainmise qu’il parvient à garder sur ce qu’il fait. Personnellement, j’aime l’idée d’alterner entre de petits films tarés comme Kill List ou A Field in England et des choses plus accessibles comme Sightseers a pu l’être. Le prochain, Free Fire (un film noir seventies en partie produit par Scorsese et lorgnant le Reservoir Dogs de Tarantino, NDLR), sera relativement sage, disons (sourire).

Barré mais populaire, c’est la position qui vous semble la plus enviable en tant que cinéaste?

Je reste fasciné par la folie de certains blockbusters aujourd’hui, par le degré de dinguerie de leur intrigue ou, mieux parfois, par leur absence totale d’intrigue. Prenez la franchise des Transformers, par exemple, et regardez à quel point ce truc est profondément étrange. Ces films peuvent me retourner la tête autant qu’un film expérimental de Stan Brakhage. Sérieusement. On vous répète pendant des années qu’il faut un scénario en béton armé pour faire son trou à Hollywood, que le moindre petit élément doit faire sens. Et puis vous vous retrouvez un jour à regarder Transformers, et vous hallucinez: « Waow!?! Qu’est-ce qu’il vient de se passer, là?!? »

RENCONTRE Nicolas Clément

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