LES NOCES REBEL

Conférence sur l'art et la poésie des paroles avec Thurston Moore, sortie d'un livre, ateliers de création d'instruments grinçants (pour Halloween), de flyers et de fanzines... Rebel Rebel déborde du simple cadre de l'exposition. © OEUVRE © JACQUES ANDRÉ / PHOTO © OLIVIER DONNET

AU GRAND-HORNU, LE MAC’S CÉLÈBRE JUSQU’AU 22 JANVIER LE MARIAGE DU ROCK ET DE L’ART CONTEMPORAIN. DE LA MOTO DE JOHAN MUYLE AUX CRUCIFIX D’ALAN VEGA, PLONGÉE DANS L’EXPO REBEL REBEL AVEC SON COMMISSAIRE DENIS GIELEN ET L’INSUBMERSIBLE JACQUES DE PIERPONT.

« C’est cool de voir une expo en cours de montage à quelques heures de son coup d’envoi. C’est un peu comme assister au soundcheck d’un groupe avant son concert. » Tout de jeans vêtu, Jacques de Pierpont (photo ci-contre) promène sa vieille carcasse rock’n’roll et sa tignasse plus sel que poivre d’hyperactif pensionné dans les couloirs en chantier du MAC’s. Jusqu’au 22 janvier, à coups de vidéos, de photos, de dessins, de peintures, d’installations, l’exposition Rebel Rebel explore au Grand-Hornu le versant rock de l’art contemporain. « Qu’est-ce qui fait que quelqu’un va commencer à vendre? Selon quels critères? Est-ce qu’on achète une réputation ou est-ce qu’on se paie vraiment une oeuvre?, s’interroge celui qui fut longtemps l’âme rock de la RTBF. L’art contemporain, c’est quand même un milieu très particulier avec, je trouve, beaucoup d’arnaques. Il y en a en musique aussi, oui, mais avec un produit fini. Là, parfois, on te montre un bête objet et on décrète que parce qu’il est sur le mur, c’est une oeuvre. Ça repose les vraies questions. Qu’est-ce qui est de l’art et qu’est-ce qui n’en est pas? Pour les musiciens, le rock, c’était pas de la vraie musique. D’accord, le dadaïsme, c’était une façon de se moquer mais l’art contemporain ne donne pas souvent l’impression de rire de lui-même. Au contraire. Il est très sérieux. Tout ça, c’est la faute à Bowie. »

Bowie – Rebel Rebel. Pompon a déjà bouclé la boucle. « Ce titre a quelque chose de musical et nous met dans le rythme, sourit le commissaire de l’expo et directeur du MAC’s Denis Gielen. Il colle au fil rouge de l’exposition: l’adolescence, l’âge de la rébellion. Mais il fait aussi écho à l’idée que Bowie est l’artiste rock le plus visuel. Il vient du théâtre. Il est dans la fiction de ses personnages. Il disait que le rock était un moyen pour lui de faire de l’art. Il était dans la représentation de la représentation. »

« Ecoute les oiseaux, exerce-toi devant un buisson, n’éponge pas la sueur de tes instruments… » A l’entrée de l’exposition, Joris Van de Moortel revisite à sa manière les dix commandements de Captain Beefheart. Un rockeur joue de la gratte la tête dans une cage avec un canari, un groupe s’entraîne à l’orée d’un bois… « Tu regardes ça et tu te dis que c’est l’apprentissage de la solitude, réfléchit tout haut Pompon. Tu joues devant personne. Au mieux pour les marmottes ou les écureuils. Mais que tu te produises devant un ou mille gugusses, tu dois dégager la même énergie. C’est une mise en images assez sympa des dix commandements de Don Van Vliet.  »

Rebelle rebelle dans l’âme, Pompon, 66 piges, ne voit quasiment aucun rapport entre le rock et l’art contemporain avant la fin des sixties. « Une classe d’intellectuels commence à s’intéresser au rock fin des années 60, début des années 70. Warhol, le Velvet, la poésie beat… Là, il y a des portes qui s’ouvrent. Des artistes contemporains commencent à être influencés par le rock ou à l’utiliser comme thématique. On peut établir un rapprochement dans la liberté du mode d’expression aussi. A un moment donné, une série de critères cessent d’être dominants, explosent sous la pression. Bien qu’un morceau rock’n’roll basique est quand même franchement codé. Ce que je vois, c’est que toutes les frontières classiques se brisent. On sort des clous. Les clous de l’académisme. »

Adolescence non programmée

L’expo du MAC’s qui met en lumière les liens entre le rock et l’art contemporain sonne dans la tête de Denis Gielen comme le prolongement de S. F. (Art, Science & Fiction) organisée il y a quatre ans. « L’art contemporain et les cultures populaires nourrissent des petits complexes, l’un cherchant chez l’autre ce qu’il n’a pas et inversement. » « L’art contemporain a l’air tellement élitiste vu de l’extérieur« , l’interrompt Jacques. « Cet élitisme justement, les artistes ne le souhaitent pas. Ils en sont forcément les artisans mais en étant les rouages d’un système, d’un milieu qui crée ce déficit de relation avec le grand public. Ils sont assez fascinés par les cultures populaires. Et en particulier par celle du rock. Notamment par cette proximité, cette communion avec le public. Les artistes de rock sont pris dans un autre engrenage: celui de la grosse machine industrielle de la musique et du spectacle. Et ils regardent avec fascination la liberté qu’ont les plasticiens, au niveau créatif notamment. Parce que l’art contemporain reste quand même un lieu d’artisanat. Ce sont donc deux cultures qui se regardent. L’une qui aimerait s’encanailler avec le rock, se donner un petit genre sexy. L’autre qui se cherche peut-être un peu de noblesse, fait appel à un plasticien pour produire sa vidéo et se rendre plus arty. »

Science-fiction hier, rock aujourd’hui: ce qui intéresse le directeur du MAC’s de manière plus profonde, c’est que les deux domaines véhiculent un certain nombre de concepts critiques. Par rapport à la technoscience pour l’une. A un niveau politique, économique et anthropologique pour l’autre. « J’ai voulu placer au centre de l’expo la figure de l’adolescent et du rebelle. On trouve dans cette culture de la rébellion, dans ces postures ados anticonformistes et utopistes, les révélateurs d’un changement de société. Lemmy (leader de Motörhead, NDLR) disait se souvenir du temps où le rock n’existait pas. Du moins en tant que culture de jeunes qu’on écoute à la radio et sur laquelle on va danser. C’est le symptôme de quelque chose de nouveau. Notamment l’émergence d’une nouvelle classe de consommateurs: les adolescents. Ambigu et contradictoire: ils sont révoltés contre le système de papa et maman et le libéralisme d’une société de consommation, ce qui arrivera à son paroxysme avec le punk, mais en même temps, ils alimentent le système économique. »

« Le rock est devenu une culture parce que la société était bloquée, éclaire Pompon. On arrivait à une nouvelle ère de consommation. Pour nos parents -j’avais 15 ans en 1965-, tu devais être écureuil, économe, penser à ton avenir, rester raisonnable… Quand tu laissais un fond de café dans ta tasse, c’était un scandale. La société était sévère dans ses normes morales. Si elle avait été plus permissive, libertaire au niveau des moeurs, le rock n’aurait pas pris cette importance-là. La consommation devait s’installer mais dans une société hyper bridée, moralement convenable. Et forcément, quelque chose ne collait plus. La liberté de consommer impliquait d’autres libertés. »

Punk sans guitare

Au sous-sol trônent des dessins et quelques étranges crucifix de feu Alan Vega (Suicide). Des petites installations fabriquées avec des débris qu’il trouvait sur des poubelles: vieux câbles, ampoules et autres objets sans valeur. « Vega est assez symptomatique du croisement rock-art, commente Gielen. Il a commencé comme artiste plasticien et a exposé dans des galeries d’avant-garde dans les années 70 avant de rencontrer Martin Rev. Il a d’ailleurs été l’élève d’Ad Reinhardt qui est l’un des grands peintres abstraits modernistes américains et peignait des croix monochromes. Reinhardt disait viser la fin de l’art. Le but de l’art était de le détruire. Une espèce d’extrémisme radical. Vega refait des croix à sa manière. Il est un peu hanté par Auschwitz. Il est juif new-yorkais et considère que le monde est un grand camp de concentration. C’est assez paranoïaque délirant. On ne voit pas souvent un artiste excellant à la fois en rock et en arts plastiques. »

« Alan Vega, pour moi, c’est le mec qui a prouvé qu’on pouvait faire du punk dévastateur sans guitare, reprend Pompon. Je l’ai croisé une fois. Un demi-fêlé très gentil comme Brian James des Damned. Il est dans son petit monde mais tout doux, normal et assez renfermé. Un peu à la Jeffrey Lee Pierce. Ce sont quand même des gens souvent hyper introvertis hors scène. L’introverti doit se battre contre lui-même. Ça mène à créer des oeuvres plus sombres j’imagine. Sans doute que la musique lui permet d’exprimer des choses qu’il ne peut pas expurger autrement. Dans le public, c’est pareil. Moi, j’étais obéissant, boy-scout, doigt sur la couture du pantalon. J’ai commencé à sentir que les choses ne me plaisaient pas. Sans comprendre le pourquoi, le quand, le comment. Et paf, la même année, tu as Gloria, Satisfaction, My Generation… Puis le folk contestataire qui s’électrifie. Tu prends tout dans la gueule et tu peux sortir de ton introversion. C’est vraiment ça. Sinon, je serais peut-être devenu un petit clerc de notaire. A une époque, le rock transformait les gens à un âge crucial. Au coeur de l’adolescence. Au moment où tout se joue.  »

Vega avait déjà exposé à Bozar dans le cadre d’It’s Not Only Rock’n’Roll Baby qui présentait le travail de 20 célébrités du rock international. « Je ne voulais pas de ça, avoue Denis Gielen. Que les gens aient ceci ou cela comme diplôme, ce n’est pas très intéressant. Ce n’est pas une raison suffisante. Ce que j’ai cherché, c’est l’esprit du rock. » Un esprit qu’il a construit sous forme de dialogues entre les oeuvres. A côté des crucifix de Vega trônent 49 pochettes de The Cure. « Patrick Guns a voulu témoigner de la guerre en Syrie. Il a commencé il y a cinq ans à acheter des 45 tours de Killing an Arab comme une espèce de comptabilité de toutes les victimes. Avec cette idée noire qu’il n’y aura jamais assez de copies pour chacune d’entre elles. Il a été pressé à 15 000 exemplaires… »

Voie de disparition

Achats à répétition, tentatives d’épuisement, reconstitutions de stocks. A l’étage, un immense mur de vinyles range en lignes les disques de Neu!, Iggy, Moondog… Le Bruxellois Jacques André a la fièvre acheteuse. Il s’offre Lust for Life chaque fois qu’il le croise. « Avec sa démarche d’une douce insolence, ça devient du papier peint. Des objets qu’on achète presque par compulsion. Les disques sont dans les pochettes oui mais les plus chers sont en haut. Il dénonce que l’énergie contre-culturelle, utopique et politique du rock qui atteint son paroxysme en 1968 est à la fois le début et la fin de quelque chose. Le début d’une société qui consomme, qui consomme de la contre-culture. Toutes les valeurs de Mai 68 ont été récupérées par le système capitaliste. » Pompon: « On n’a pas réussi à changer le monde. On va essayer de le modifier autrement. On peut le voir comme une zone de repli. Pour certains, Mai 68 est le berceau du néolibéralisme, de l’individualisme, de l’égoïsme, du droit de faire n’importe quoi et d’écraser sa mère au bulldozer pour faire du fric. »

Défilant comme de grandes diapositives, les photos en noir et blanc du Français d’origine tunisienne Gilles Elie Cohen racontent les Vikings et les Panthers, deux gangs multiculturels parisiens du tout début des années 80, branchés par le rockabilly, les filles et la baston. Denis Gielen: « On est déjà dans une culture en voie de disparition. Les cheveux gominés, les fringues, la musique… ils vivent comme dans les années 50 dans une Amérique imaginaire. Elle n’existe tellement pas qu’ils sont à Saint-Denis. Ça dénote bien le côté nostalgique du rock. Même dans leur jeunesse, ils rêvent d’un monde passé qui n’existe plus. »

« Il y a cette accélération de l’histoire, des modes. Ce qui comptait à l’époque où j’ai grandi, c’était la communauté. Un individu sans la communauté était faible. D’ailleurs, mon père me disait: « En temps de guerre, tu serais déjà mort depuis longtemps ». Le rock, ce sont des groupes oui, mais avec des gens qui décident volontairement de se réunir. Ce ne sont pas des collectivités obligées dans lesquelles tu nais et qui ne te laissent pas le choix. »

« L’art contemporain n’est pas très collectif, précise Gielen. Il est assez égotique et individualiste. L’idée de faire de l’art à trois ou quatre entre potes, ça plaît aux artistes mais ils ne le font pas. On montre une vidéo où Allen, Monk et Gordon, des créateurs contemporains assez conceptuels, reprennent les Stooges et Nirvana de manière maladroite et sans complexe. Leur seconde nature, c’est le rock mais elle est refoulée. Et donc, ils mettent leur ego au vestiaire et se lâchent un peu. Ils auraient pu être rockeurs. Comme Beefheart aurait pu ne jamais faire de musique. » Pompon: « Et comme Patti Smith aurait pu continuer à écrire des poèmes dans son coin pour les publier à 50 exemplaires. » Gielen: « Dans les années 60 et 70, l’art contemporain s’est mis au son, aux vidéos, aux performances. Quand on est dans l’avant-garde, c’est qu’on s’est libéré de toutes ces pressions diverses et variées. Le marché, l’industrie. Et qu’on est dans la prospective, dans la provocation. Peu importe qu’on fasse de la musique ou de la sculpture. »

Entre une Harley sur un miroir customisée par Johan Muyle (la touche Easy Rider) et une guitare-pioche de Jacques Lizène se promènent les dessins de Daniel Johnston. « La souffrance mentale et psychologique et le rapport à l’art, toutes les angoisses, toutes les peurs… Johnston a été traumatisé par une déception amoureuse d’ado. Là aussi, on ancre le rock dans l’adolescence. On y est tous un peu figés. C’est là où sont les blessures. Et certains s’en sortent plus mal que d’autres. »

Gielen a voulu terminer l’exposition sur le contraire du rock. Un truc lent et sans son. Donner le mot de la fin à l’image en faisant abstraction de la musique avec trois vidéos silencieuses et au ralenti. Angelica Mesiti a filmé des ados dans un concert en plein air. Douglas Gordon s’attaque à une prestation des Cramps au gros grain immortalisée par un fan. Et David Claerbout est parti d’une photo d’Elvis Presley en 1956. « Il l’a reconstituée numériquement avec des acteurs et invite à la pénétrer. Elvis n’a pas tout à fait la gueule d’Elvis mais peu importe. Il voulait le représenter comme une statue de l’Antiquité. Comme le David de Michel-Ange. Une espèce de corps de marbre et un être qui n’est plus vraiment de chair. » In rock we trust…

REBEL REBEL, AU MAC’S, JUSQU’AU 22 JANVIER.

REBEL REBEL ART + ROCK, DE DENIS GIELEN, ÉDITION FONDS MERCATOR, 304 PAGES.

TEXTE Julien Broquet

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