The Yes Men (1), Borat (2), Siné (3), Groland (4)… Point commun: un penchant certain pour la provocation et l’humour grinçant. à coups de canulars et de facéties culottées, ils cassent les mythes, déboulonnent les fausses croyances. Un antidote contre la déprime ambiante.

Ils sont à la société ce que l’eau de javel est au ménage: un produit corrosif, décapant, à manipuler avec précaution mais indispensable pour venir à bout des taches les plus résistantes. Pour ces empêcheurs de penser en rond, la souillure suprême à éradiquer de toute urgence, c’est le tartuffe, le nigaud, le fat, le pédant, le bigot, le bien-pensant ou le puissant.

Forts actifs au lendemain de mai 68, dont ils portaient en bandoulière l’esprit libertaire, les provocateurs de tous poils ont été progressivement neutralisés sous une épaisse couche de pensée unique. Face à un système qui érige la subversion en règle d’airain, difficile de mettre son grain de sel sans être aussitôt récupéré. De plus, avec leur sale manie de manger avec les doigts, les insurgés du ciboulot risquaient à tout moment de gâcher la fête du bonheur perpétuel. L’humour du professeur Choron (5), l’esprit malin du magazine satirique « bête et méchant » Hara-Kiri (qui a mis la clé sous le paillasson en 85), s’accorde en effet mal avec le minimalisme distingué et light de la génération bobo.

Les affreux jojos continuaient pourtant à opérer, mais en sourdine, dans les milieux amis ou sur quelques ilots de liberté perdus dans l’océan du PAF. La joyeuse clique de Groland a par exemple profité de la politique de droit d’asile généreuse de Canal. Il faut dire que la gaudriole pop est son fonds de commerce. Reste que les faits d’arme de ce petit monde qui ne marche pas droit ne remontait à la surface médiatique qu’à l’occa-sion de très gros coups, comme celui qui vit deux tartes à la crème atterrir sur le visage poupin de l’homme le plus riche du monde lors d’une escale mémorable à Bruxelles l’insoumise. Bill Gates n’est pas prêt d’oublier la pâtisserie locale…

Serait-ce la fin du purgatoire? Ces derniers mois, les activistes semblent en tout cas reprendre du poil de la bête. Comme si une brèche s’était ouverte dans la forteresse des faux-semblants, provoquée sans doute par un trop plein de réalité. La grimace a remplacé le sourire forcé. Du coup, on fait moins de manière, moins de chichi avec ceux qui remuent la vase sous notre nez.

Pas plus tard que la semaine passée, un de ces agents provocateurs frappait haut et fort. Victime non consentante: Sarah Palin, la poupée Barbie d’Alaska. Elle est tombée dans le panneau téléphonique d’un guignol canadien des Justiciers Masqués qui s’est fait passer pour Sarkozy. Toute heureuse de converser avec la tête de l’Etat français, elle n’a pas caché son ambition d’endosser le tailleur de Superwoman dans 8 ans.

Autre indice: le tapage autour de l’enterrement puis de la résurrection du caricaturiste Siné, ex-pilier de Charlie Hebdo. Ce qui aurait fait trois lignes dans la presse généraliste il y a dix ans a pris des allures d’affaire d’Etat, les grands canards déchaînés relayant au jour le jour les rebondissements du feuilleton. Cette sollicitude subite pour une branche qu’on disait moribonde de la presse, et surtout le lancement dans la foulée d’un nouveau journal « mal élevé », avec l’appui d’une cohorte de plumes caustiques en diable, dont celle de Philippe Geluck, témoigne d’un regain d’intérêt pour l’information non formatée, certifiée 100 % ironique.

Le gang des pastiches

Dans un autre genre, plus tapageur mais non moins efficace, les Yes Men ont élevé l’activisme grinçant au rang d’art. Ce groupuscule américain est sans doute le premier à avoir fait la démonstration que si le système pouvait niquer la contestation en la soudoyant, il était aussi possible de lui rendre la pareille. Comment? En s’infiltrant dans la boîte à malice et en en caricaturant les travers et le langage. Une méthode particulièrement efficace et sensationnelle. Surtout quand un membre de ce gang des pastiches s’invite à une conférence de l’OMC (l’Organisation mondiale du commerce) et prend la parole devant une assemblée à peine médusée par les propos cyniques teintés d’ultralibéralisme tenus au perchoir. A leur tableau de chasse également des faux sites Internet, dont celui de Bush, ou des allocutions télévisées, notamment celle d’un faux représentant de la compagnie Dow Chemicals annonçant en 2004 des dédommagements massifs pour les victimes de la catastrophe de Bhopal en Inde.

Une autre figure émerge dans cette galaxie des conspirateurs. Son nom a fait le tour du monde depuis qu’il a incarné à l’écran Borat, ce reporter homophobe, raciste et antisémite de la république du Kazakhstan. Sacha Baron Cohen pratique l’humour frontal et polémique. Il a encore fait parler de lui lors des derniers défilés de mode haute couture de Milan et Paris, prenant d’assaut les podiums dans des tenues faites de bric et de broc avant d’être expulsé manu militari, s’assurant ainsi une pub planétaire sur YouTube. Une mise en bouche pour son prochain film où il apparaîtra sous les traits de Brüno, journaliste de mode autrichien excentrique. Encore un personnage sulfureux qui jouit aujourd’hui d’un capital sympathie phénoménal.

En Belgique, on n’a pas à rougir. Au classement des nations pratiquant la dérision en liberté non surveillée, notre pays se situe dans le haut du panier (de crabe). Avec Noël Godin, dit le Gloupier, le réalisateur de l’absurde Jean-Jacques Rousseau ( voir Focus du 17 octobre) ou son collègue Jan Bucquoy ( Camping Cosmos, La vie sexuelle des Belges), le canular fait partie de notre patrimoine génétique.

Cette mixture donne parfois la nausée. Mais elle a des vertus médicinales, comme de décapsuler les esprits étriqués et chagrins. Ou de démasquer les imposteurs. L’humour est la politesse du déses-poir, clame le proverbe. Dans la période sombre que nous traversons, mieux vaut rire jaune que ne plus rire du tout.

Texte Laurent Raphaël

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