Le silence de Lorna, dans lequel ils mettent en scène leur nouvelle perle, Arta Dobroshi, marque une évolution sensible dans le cinéma des frères Dardenne. Leur style est implacable, limpide, captivant. Ils s’en expliquent.

Cannes. Leur qualité d’habitués n’y fait rien, on sent Jean-Pierre et Luc Dardenne quelque peu nerveux lorsqu’on les retrouve à deux pas du Palais. Présenté la veille, Le silence de Lorna a été chaleureusement accueilli. Salué par tous, le film ( voir notre critique ci-dessous) repartira du Festival avec un judicieux Prix du scénario. C’est, du reste, principalement sur les ressorts narratifs de l’histoire que l’on interroge les réalisateurs dans l’effervescence cannoise, avant de les retrouver, quelques semaines plus tard, dans la tranquillité d’un hôtel bruxellois pour explorer plus avant d’autres aspects du film.

Focus: d’où vous est venue l’inspiration pour cette histoire?

Jean-Pierre: nous avons entendu parler de Lorna il y a 6 ans. Benoît Dervaux, notre cadreur, nous avait conseillé de rencontrer une de ses amies, animatrice de rue. Elle nous a parlé de son travail et puis, d’une histoire qui était arrivée à son frère, qui avait failli être embrigadé dans un marché semblable à celui où se retrouve Claudy (Ndlr, Jérémie Renier). Il y avait échappé grâce à la vigilance de sa s£ur qui savait que de telles histoires arrivaient: des gens mouraient d’overdoses provoquées par des organisateurs de mariages blancs.

Le silence de Lorna renvoie à une thématique qui vous occupait déjà à l’époque de La Promesse. En même temps, la forme évolue vers le polar, jusqu’à un certain point…

Luc: nous avons sans doute construit plus par surprise. Le scénario est plus complexe, avec plusieurs histoires. Il y a trois histoires, pour trois hommes, Sokol, Fabio et Claudy, et puis l’enfant imaginaire, une histoire qui apparaît et vient contrecarrer beaucoup de choses. Nous avons essayé de mettre en place une intrigue plus complexe, avec des surprises et des ellipses – pas toujours où on les attend, d’ailleurs. C’était plus compliqué, cela nous a pris plus de temps, on a beaucoup retravaillé. Le tout était de ne pas exagérer pour ne pas perdre notre personnage principal, Lorna; il fallait que l’on suive en même temps l’histoire de l’évolution invisible de la culpabilité de cette femme.

Il y a toujours, dans vos films, une corrélation importante entre la démarche esthétique et le propos. Dans le cas présent, la caméra ne bouge presque pas. Pourquoi avoir voulu poser le mouvement?

Jean-Pierre: pour nous, la manière juste de regarder Lorna était d’être un peu éloigné, puisqu’on est dans l’ombre, et de regarder davantage nos personnages vivre, de les enregistrer. La caméra ne devait pas être dans la tourmente, il fallait qu’elle soit en dehors. Plus on a réfléchi en répétant, plus cette idée s’est affirmée.

Cela se traduit par un film moins organique que vos précédents. Y avait-il une envie d’explorer une nouvelle dimension stylistique?

Jean-Pierre: il y avait cela également, le fait de laisser un peu d’espace aux corps à l’intérieur du cadre, et voir comment on allait se débrouiller. C’était concomitant: l’histoire et le personnage ont primé. Mais si on l’a rencontré à ce moment-là, c’est sans doute pour cela aussi, parce qu’on voulait lui donner plus d’espace, plus de liberté, être moins dans la tension. Et voir comment nous pourrions, à travers cet espace, raconter notre histoire et donner nos intentions, à l’aide d’une caméra qui écrit moins, qui est moins présente. On est là, mais pas d’une manière aussi visible. Lorsque Lorna visite le snack, par exemple, la caméra ne bouge pas. Il y avait un vrai plaisir de metteurs en scène à donner un rythme à ce plan, à cette scène, en restant nous en place. C’est à travers le rythme de la comédienne que l’on va trouver le sens de cette scène.

Luc: le film est plus construit sur une attente de suspense que sur une production de surprise. On n’est pas son énergie, comme pour Rosetta. Rosetta était souvent notre contre-exemple par rapport à Lorna.

Pourquoi vous être déplacés de Seraing vers Liège?

Luc: il y a plusieurs raisons. L’immigré qui débarque en Europe va dans une grande ville: il y a des connexions, quelques personnes originaires de son pays, des possibilités de travail au noir qu’il n’y a pas ailleurs, de logement, plein de possibilités obscures et claires qui n’existent pas ailleurs. Deuxième élément: nous voulions une ville où il y ait du monde, qu’elle soit seule, avec son secret, parmi plein de gens. Enfin, du point de vue cinématographique, Liège possède, comme dans toute grande ville la nuit, une lumière de base suffisante pour faire les plans si on travaille avec une bonne pellicule.

Lorna porte un poids objectif de culpabilité, mais vous veillez à lui laisser une chance…

Jean-Pierre: nous sommes d’indécrottables optimistes, et on n’a pas voulu copier la vie. Le cinéma permet, si on le désire, de laisser une chance aux personnages. Il nous semble possible, dans l’absolu, de laisser cette chance, même un peu ironique, de pouvoir changer. L’individu ne peut être enfermé dans un acte, même terrible. Cela ne veut pas dire que cet acte n’a pas existé, mais la vie est encore possible.

Luc: je me souviendrai toujours des Nuits de Cabiria où Fellini avait le choix entre deux fins. L’une, quand le gars est avec elle au-dessus de la falaise, il a mis ses lunettes noires et elle a compris qu’il allait la jeter par-dessus, et elle le supplie de ne pas le faire. Et puis, après, il fait cette scène où elle retraverse la rue, des petites Vespa circulent, et elle se remet à siffler, pleine de vie. Comme si la vie avait la même capacité qu’un chat qui tombe sur son dos de se retrouver sur ses pattes. La vie a cette capacité. On a dit à Fellini que la réalité ne permettait pas que survive un personnage comme cela. Nous pensons l’inverse: on a toujours voulu sauver notre personnage.

Ce qui ne vous empêche pas de poser un regard acéré sur la société…

Luc: bien sûr. On regarde la société, on ne fait pas croire qu’elle est angélique avec la vie de nos personnages, mais ils parviennent à s’en sortir d’une manière ou d’une autre, à trouver une faille dans la réalité, sans tricher, parce qu’ils ne trichent jamais à la fin.

ENTRETIEN: JEAN-FRANçOIS PLUIJGERS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content