Le r’n’b a le feu aux fesses. Sébastien Tellier traque la note sexuelle dans son dernier album Sexuality. Rien de neuf sous l’oreiller, l’histoire du rock baigne dans la luxure.

Le 6 janvier 1957 est une date essentielle dans l’histoire conjuguée du rock et du sexe. Ce jour-là, les caméras de la plus fameuse émission de la télévision américaine, l’Ed Sullivan Show, filment Elvis Presley uniquement au-dessus de la ceinture. Pourquoi? Lors de ses deux passages précédents chez Sullivan, l’impact du très jeune Presley a complètement bouleversé un pays inhibé par une bonhomie confortable (pour les parents) et un désert d’ennui (pour leurs enfants). Si Elvis n’a droit qu’à son tronc, c’est qu’implicitement, les parents, les ligues de vertus et la télévision pensent qu’il est trop sexuel. Sa musique comme ses déhanchements ne sont pas assez blancs et même carrément trop nègres. Le rock est né (partiellement) du blues et donc de la culture noire, pauvre et méprisée, des années 40/50. L’homme noir, citoyen de seconde zone, chante le blues – cru, explicite – et devient le véhicule d’un fantasme raciste, l’homme noir, violeur de femmes blanches. Tout ce qui vient du blues est donc forcément sexuel.

Tous les performers qui comptent dans l’histoire du rock sont identifiés comme des objets – et sujets – hypra-sexuels.

Les pionniers du genre ne font pas grand-chose pour démentir leur production hormonale: Elvis bien sûr, lippe gouteuse, jeu de jambes exhibitionniste, regard de braise et, surtout, voix faite pour l’étreinte, la sueur et l’oubli. Le sexe. Ses contemporains épousent leur cousine de treize ans (Jerry Lee Lewis) ou caressent des mineures et vont en taule (Chuck Berry). Il faut attendre l’invasion anglaise des années 60 pour découvrir les deux branches de l’arbre rock/sexe: d’un côté les gentils Beatles emmenés par le gendre idéal Paul McCartney, de l’autre, les Stones, les Kinks et les Who, versions plus dépravées de la séduction. De part et d’autre, les cris des filles aux concerts évoquent une hystérie collective. L’adoration pour les idoles n’est pas nouvelle – dès les années 40, les bobby soxers jettent leurs petites culottes à Frank Sinatra – mais l’ampleur est sans précédent. Depuis Hitler, on sait que la domination d’un leader sur une foule est aussi un phénomène d’emprise sexuelle: peu importe le physique de l’orateur, son statut définit son sex-appeal. Les années 60/70 industrialisent la libération des corps née de l’idéologie de 1968: les lèvres de Jagger deviennent un logo, les stars sont assaillies de groupies et une jeune femme de Chicago, Cynthia Albritton « Plaster Caster » devient célèbre en moulant le sexe de Jimi Hendrix et autres érectiles rock. Curieusement, les femmes sont plutôt discrètes: Janis Joplin a beau éructer le blues, il faut attendre Tina Turner – en compagnie de son mari Ike, puis en solo – pour avoir le choc viscéral d’une star qui, ouvertement, aime la chose et en fait la pub dans ses chansons. Mais le sous-texte n’empêche pas le texte: alors que les Stones chantent Let’s Spend The Night Together ( Let’s Spend Some Time Together pour la télévision américaine), Iggy Pop rampe en scène sur I Wanna Be Your Dog et Led Zeppelin pique au blues plus que ses vieux accords. Cus- tard Pie (sur l’album Physical Graffiti) est un appel sans ambiguïté à la consommation orale. Robert Plant prend des poses de centaures et Jimmy Page ne voyage plus sans ses fouets… Rock et sexe se confondent.

En laissant pousser leurs cheveux, les pop-stars sixties semblent renoncer à une part de leur virilité mais provoquent, de fait, un trouble encore plus grand chez leurs admiratrices (et, accessoirement, admirateurs). Le glam-rock de 1971-1974 intensifie l’androgynie, impose le make-up pour hommes et des fringues précieuses. Bowie et Marc Bolan – tous deux bisexuels – ressemblent à des garçons maquillés comme des voitures volées: le séisme est grand, le choc sexuel, constant. En elles-mêmes, les chansons de T. Rex sont des appels à la lascivité: un rythme gluant, sensuel, cajole la voix nasillarde de Bolan. Mais l’histoire se charge d’être sûre qu’il n’y aura pas de vieilles pop-stars peinturlurées: Bolan se tue en voiture deux semaines avant ses trente ans et Bowie émigre en Amérique en 1974 sans son make-up. Comme toujours, l’Amérique refuse les poses frontales – les New York Dolls sont raillés et ignorés – et recycle le sexe en cartoon. Elle invente donc Kiss et, au même moment, popularise le disco. C’est le triomphe de la musique noire pour un public mixte.

MTV = VIBROMASSEUR

Le corps est directement invité à l’expression et les paroles – minimalistes et répétitives – ne parlent que de cela ( Love’s Theme, Rock Your Baby, Love To Love You Baby, Love Hangover etc.). Le disco, c’est l’échauffement avant l’acte sexuel… Même Marvin Gaye s’y met avec Got To Give It Up (n°1 en juin 1977). Le soulman intégral a déjà consacré plusieurs disques à ses obsessions charnelles, dont le très érotique Let’s Get It On paru en 1973: il sera tué en 1984 par son père prédicateur, révolté par tant de lascivité, et il influencera des légions d’artistes, de Rick James à Barry White et Prince. Aujourd’hui, le rap reprend la formule du blues en la poussant au cliché ultime d’une rangée de déhanchements: il suffit de regarder MTV une heure pour comprendre que l’obsession sexuelle est devenue la matrice du hip-hop, mais aussi du rhythm’n’blues. Les musiques électro prêchent la danse solo et le « nouveau rock » est devenu asexué (d’Arctic Monkeys à Los Campesinos). Alors, où est le « vrai sexe » dans la pop contemporaine »blanche »? Chez la génération Viagra (Iggy Pop, Jagger) et chez… Madonna. Reine du sex toy et du déshabillé SM, la prochaine quinqua (en août) rentabilise toujours une image longuement étudiée. Très symptomatique d’une époque où la mise en scène domine le sentiment. Après tout, doit-on croire toutes les simagrées sulfureuses de la part d’une mère de trois enfants qui écrit des contes pour les petits et prénomme l’un de ses gosses Lourdes?

TEXTE PHILIPPE CORNET

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