JEAN-PIERRE AMÉRIS RETRACE, DANS LA FRANCE DU XIXE SIÈCLE, L’HISTOIRE DE MARIE HEURTIN, FILLETTE SOURDE ET AVEUGLE SORTIE DE L’OBSCURITÉ À FORCE DE PATIENCE PAR LA GRÂCE D’UNE RENCONTRE. UN FILM… LUMINEUX.
Simple concours de circonstances, peut-être, mais phénomène néanmoins peu banal: ce n’est pas un mais trois films touchant à la surdité qui auront fait coup sur coup l’actualité cinématographique automnale. Après The Tribe, film en langue des signes de l’Ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy, inédit en Belgique mais découvert à grand bruit dans les salles françaises, et en attendant La Famille Bélier, d’Eric Lartigau, embrassant la cause des malentendants sous la forme d’une comédie familiale celui-là, voilà en effet que sort Marie Heurtin, le nouvel opus de Jean-Pierre Améris.
Le réalisateur des Emotifs anonymes y retrace, dans la France de la fin du XIXe siècle, l’histoire vraie d’une fillette sourde-aveugle cloîtrée dans son monde. Et qui, prise en charge par les religieuses de l’Institut de Larnay, près de Poitiers, va bientôt sortir de la nuit au contact de l’une d’elles, soeur Marguerite, qui inventera la langue des signes à cet effet. S’il y a là quelque chose de L’Enfant sauvage, de François Truffaut, ce film lumineux en rappelle surtout un autre, qui l’a d’ailleurs indirectement inspiré, Miracle en Alabama (The Miracle Worker), réalisé par Arthur Penn en 1962 autour de l’histoire d’Helen Keller. « Je l’ai vu adolescent, commence Jean-Pierre Améris, venu présenter son film à Bruxelles en compagnie d’Ariana Rivoire, la jeune comédienne sourde qui en tient le premier rôle. Même si c’était moins grave, j’étais moi-même très enfermé, bloqué, et quelque chose dans l’histoire de cette fille, murée dans son double handicap et réussissant à s’en sortir, m’a bouleversé, et je ne l’ai jamais oubliée. J’ai relu l’autobiographie d’Helen Keller il y a une dizaine d’années, et j’ai revu le film, qui m’a de nouveau absolument transporté… »
Voir le monde
A tel point que le réalisateur caresse alors l’espoir d’en tourner sa propre version, pour découvrir que Helen Keller demeure une célébrité internationale, et que sa vie a fait l’objet d’adaptations nombreuses, de quoi rendre l’entreprise plus qu’aléatoire. Pas découragé pour autant, il continue à creuser le sujet, lisant sur les sourds-aveugles, jusqu’à découvrir l’histoire, inconnue, de Marie Heurtin. Et de pousser, à l’automne 2007, les portes de Larnay, le centre qui accueillit la jeune fille, dans un geste qu’il qualifie de fondateur: « Elle est enterrée dans le petit cimetière, derrière le château, aux côtés de Marguerite. Larnay n’est plus tenu par des religieuses, mais reste un centre pour les sourds-aveugles, au nombre de 6000 en France. Ma première visite a renforcé ma certitude et mon désir de faire ce film, en voyant arriver, autour de moi, ces enfants et ces adolescents venus découvrir le nouveau, l’inconnu, et me toucher, puisque leur appréhension de l’autre se fait comme cela. Il y avait là quelque chose de très visuel et de profondément cinématographique, et presque un joli pied-de-nez à notre société, où l’on apprend aux enfants qu’il ne faut ni toucher, ni renifler, alors qu’eux, voilà leur façon de communiquer. Au fil de mes visites, ma conviction qu’il y avait un film s’est renforcée, tant cette expérience m’a beaucoup apporté. Au contact de ces enfants sourds-aveugles, j’ai constaté ne plus regarder vraiment moi-même; ils voient et appréhendent mieux le monde réel que moi. Quand on se promène et qu’on s’arrête devant un arbre, ils l’enlacent, touchent l’écorce, le reniflent, tandis que moi, je ne fais que passer devant, par exemple. Ils sont intensément vivants, et cela a constitué une vraie leçon. »
Dans le chef de Marie Heurtin, le récit de la découverte du monde se double de celui d’une rencontre. En quoi Jean-Pierre Améris et son scénariste, Philippe Blasband, déjà co-auteur des Emotifs anonymes, n’ont fait que respecter la teneur des archives -lettres de Marie, textes de Marguerite, parmi d’autres- consultées pour préparer le film. « Le film est l’histoire d’un échange: ce n’est pas seulement Marguerite qui va apprendre à Marie à se respecter soi-même, à se laver, à communiquer, à avoir un langage. C’est Marie qui lui fait vivre une chose à laquelle elle n’était pas destinée en tant que religieuse, à savoir une part de maternité. Et aussi, toute une nouvelle communication, charnelle, tactile. L’étincelle vient de la rencontre, comme pour moi et Ariana, d’une certaine façon: qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, on a cette chance… » Terme assurément non galvaudé, si l’on considère qu’Ariana Rivoire avait oublié de s’inscrire au casting organisé dans son lycée, le réalisateur la remarquant inopinément à la cantine: « Quand je l’ai vue la première fois, je n’ai pas même pas fait d’essai, j’ai appelé les producteurs tout de suite, pour leur dire que c’était bon… »
Une intuition bientôt vérifiée dans les faits, tant la jeune fille illumine l’écran au côté d’Isabelle Carré. « Je dis souvent d’Ariana, en ne plaisantant qu’à moitié, qu’elle a des liens avec deux personnes avec qui j’ai tourné, Sandrine Bonnaire et Gérard Depardieu (respectivement dans C’est la vie et L’Homme qui rit, ndlr), des gens qui viennent de milieux défavorisés, qui ont eu des débuts de vie difficiles, et qui rencontrent le cinéma à un moment donné. Et il y a cette grâce voulant que, alors qu’ils n’y avaient jamais pensé, ils se révèlent magnifiques… »
En quête de transcendance
Tant qu’à parler de grâce, si Marie Heurtin est un film à ce point troublant, cela tient aussi peut-être au fait que cette histoire, intensément physique –« presque un film d’action », sourit le réalisateur-, soit intimement tendue vers le spirituel. « Il faut en passer par le réel et le tangible pour arriver au spirituel: c’est ce que vivent Marie et Marguerite, et c’est aussi le mystère du cinéma, qui ne filme que le concret et peut arriver à l’idée et au spirituel, comme chez Bresson ou Tarkovski. » Partant, le film de Jean-Pierre Améris s’inscrit dans un espace souvent délaissé par la production contemporaine, osant les contours d’un pur mélodrame, à l’abri d’une quelconque ironie. « On reproche le plus souvent à mes films d’être trop gentils. Si l’on n’adhère pas, on peut facilement s’en moquer, ils sont toujours fort sur les sentiments et pas du tout dans le cynisme. Cela correspond à ce que j’ai tellement aimé à ma découverte du cinéma, adolescent: une sorte de transcendance. Je ne vivais rien dans la vie, et il y avait cette recherche de l’amour et de la transcendance par le cinéma. »
Si ce dernier lui a beaucoup apporté, le cinéaste le lui a bien rendu, dont les films tracent, du Bateau de mariage à L’Homme qui rit, une ligne fragile, peut-être, mais surtout sensible. « J’essaye toujours de montrer dans mes films des gens qui doivent surmonter des handicaps, quels qu’ils soient (Les Emotifs anonymes se trouvaient correspondre au mien), et comment on sort de soi. Ma démarche consiste à montrer comment les gens sont enfermés, sortent d’eux-mêmes et vivent. » A cet égard, Marie Heurtin s’inscrit bien sûr dans la continuité de l’oeuvre, dont elle apparaîtrait même emblématique: « Le sens que j’ai trouvé à mon métier, c’est de placer au centre de l’écran les gens que l’on met généralement de côté », conclut-il. Sa Marie Heurtin, ainsi, touche au coeur…
RENCONTRE Jean-François Pluijgers
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