FRANÇOIS CLUZET RETROUVE PHILIPPE GODEAU, SON RÉALISATEUR DU DERNIER POUR LA ROUTE, POUR 11.6, UN FILM INSPIRÉ DE L’HISTOIRE VRAIE DE TONI MUSULIN, UN CONVOYEUR DE FONDS QUI SE FIT LA MALLE AVEC SON FOURGON CHARGÉ DE MILLIONS…

Le succès de Intouchables a beau en avoir fait une star « bankable », comme on dit à Hollywood où s’aventure désormais son compère Omar Sy, François Cluzet demeure tel qu’en lui-même. Le rencontrer, c’est d’ailleurs comme reprendre le fil d’une conversation trop longtemps interrompue -depuis le tournage de Blanc comme neige, de Christophe Blanc, en l’occurrence. 11.6, son nouveau film, et celui pour lequel on le retrouve au Fouquet’s, n’est d’ailleurs pas sans points communs avec celui-là, en apparence tout au moins (et au-delà de la présence de Bouli Lanners au générique): soit l’un de ces polars dont le cinéma français se repaît désormais, tendu entre souci de réalisme et esthétique métallique. Mais voilà, s’il s’agit là d’une histoire de casse, c’est moins son objet que la psychologie de son auteur qui intéresse le réalisateur Philippe Godeau.

Ainsi donc Toni Musulin, un convoyeur de fonds qui décida un jour de franchir la ligne rouge, plantant là ses équipiers pour se faire la malle avec son fourgon chargé de millions -11.6 comme le suggère le titre du film-; un individu mutique auquel Cluzet confère une intensité peu banale. « Ce qui me plaisait, après Intouchables où j’avais un personnage qui ne pouvait pas bouger, c’est d’avoir un personnage qui ne parlait pas, raconte-t-il. J’ai été choqué en lisant le bouquin que Musulin a coécrit, de voir à quel point il était coupé de la parole. Tout le contraire de moi, qui suis tout en oralité -c’est même pour cela que je me suis dit que j’allais devenir acteur. Et là, je me suis demandé comment j’allais m’y prendre pour un mec qui ne parle pas, et comment j’allais m’en sortir avec un personnage tout intérieur. » Relevé avec brio, le défi n’était pas, au demeurant, pour déplaire à un acteur redoutant plus que tout le confort: « Notre métier, c’est justement de ne pas savoir faire. Je suis pour l’abandon, l’incarnation, je déteste jouer, j’aime vivre de l’intérieur, je pense dans mes personnages. Ce qui m’intéresse, c’est de vivre une autre vie. » En quoi il aura été servi avec Musulin, un homme ajoutant à l’opacité un côté obsessionnel venu le titiller en territoire pour ainsi dire intime –« J’aime ça, l’obsessionnel, le monomaniaque, le radical, parce que je dois y trouver un écho personnel. Je n’arrive pas à être modéré, je suis toujours très excessif… »

Un produit de l’époque

A l’instar de Philippe Miller, l’escroc qu’il incarnait dans l’impeccable A l’origine de Xavier Giannoli, Toni Musulin est aussi un pur produit de son époque. « Je crois que c’est la superposition récurrente de l’humiliation qui lui a fait péter un plomb, poursuit l’acteur. On voit dans le film qu’on lui grignote des minutes sur sa fiche de salaire, qu’on lui refuse une après-midi pour aller à un enterrement. Mais pire que ça, il y a la façon dont ces mecs, qui touchent 1600 euros par mois, vivent leur vie, parce que deux ou trois fois par an, il y en a un qui se fait buter. C’est un métier très dangereux, et déconsidéré en permanence. Quand toute la journée, on t’humilie, tu perds ta dignité, tu perds ton amour-propre, et si tu n’as plus d’humanité, tu deviens une bête. » Et d’évoluer au bord de l’implosion, toujours prêt à en découdre suivant l’expression de Cluzet, même s’il préférera à la réaction épidermique un stratagème achevant de le poser dans sa singularité, la revanche sociale se voilant chez lui de mystère et d’ambiguïté. Tant qu’à baliser la réalité contemporaine, on demande à l’acteur pourquoi, à ses yeux, Intouchables n’a pas constitué qu’un succès mais bien un véritable phénomène. « J’avoue que je n’ai toujours pas saisi, concède-t-il, avant d’avancer une esquisse d’explication. Je me demande si nous ne sommes pas entrés dans un siècle où on sait que la performance va venir de nous, et non des économistes. Aujourd’hui ce n’est pas qu’il n’y ait plus rien à acheter, c’est qu’on n’a plus l’argent pour acheter. J’ai l’impression qu’en Europe, on va entrer dans le siècle du partage: partage du travail, des richesses, parce qu’autrement, cela ne pourra pas tenir. Le mode capitaliste où chacun pouvait s’enrichir ne fonctionne plus avec la croissance qui est la nôtre aujourd’hui. Seuls les riches peuvent encore emprunter aux banque; par contre, celui qui est au chômage ne peut plus rien faire, il est pieds et poings liés. S’il se rebelle, s’il tire dans le tas, cela va nous faire comprendre qu’il n’y a pas d’autre issue que le partage. » Et de ponctuer l’envol: « Il y a un miracle à être en vie à condition que ce soit un bon moment. Je suis un privilégié, et pour moi, c’est un grand plaisir. Mais pour beaucoup de gens, c’est un cauchemar. Et ça, ce n’est pas possible. » Militant, non, mais concerné, ça oui.

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À PARIS

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