JOYCE CAROL OATES VOIT SON JOURNAL RÉÉDITÉ. CELLE QUI N’A CESSÉ D’EXPLORER LA PSYCHÉ AMÉRICAINE Y MET LA SIENNE À NU, EXPLORANT L’INSPIRATION ET L’IDENTITÉ EN VOLUTES EXISTENTIELLES. L’ÉCRITURE DE SOI, AU JOUR LE JOUR.

Avouons-le d’emblée: il y a, à se trouver face au journal intime d’un écrivain, une bonne part de fébrilité -et autant de voyeurisme. Sentiment que l’on se pardonne volontiers: tissée du même matériau que la pratique artistique première de son auteur -l’écrit-, la tenue quotidienne d’un journal passe pour être une seconde nature chez les romanciers. Bien plus: laboratoire intime, pâte biographique, réservoir existentiel brut, l’exercice permet, quand il est publié, de prendre la mesure de l’écart entre l’oeuvre, préméditée, signifiante, et la version non expurgée des états d’âme de celui par qui la littérature advient. A l’instar de Virginia Woolf ou Anaïs Nin avant elle (lire par ailleurs), Joyce Carol Oates, 75 ans, larguait récemment quelque 700 pages de son Journal (la présente édition se limitant aux années 1973-1982), aujourd’hui rééditées en poche (Points). De l’oeuvre de Oates, entamée à l’aube des seventies, on pourrait parler comme d’un empire: l’auteure a pris l’habitude de livrer à une cadence infernale quantité de romans-sommes et presque autant de chefs-d’oeuvre explorant inlassablement la psyché américaine, des Chutes à Blonde (bio fictive de Marylin Monroe) en passant par Confessions d’un gang de filles (adapté récemment au cinéma par Laurent Cantet). Dès 1973, en pleine accélération de notoriété, Oates entreprend la rédaction d’un journal, exercice bien à part de la fiction -« Ecrire un journal est l’exacte antithèse d’écrire pour les autres. » Fait rare: son journal étant destiné à une publication de son vivant, il perd d’entrée de jeu son identité de lieu clos où l’on écrit à soi-même pour soi-même, et Oates commence, dans quelques pages confondantes d’honnêteté, par guetter ses propres velléités d’arrangements avec la postérité: comment se prendre comme sujet d’étude sans falsifier, minimiser ou dramatiser les événements d’une vie? Comment s’énoncer tout en résistant à la tentation de faire de soi un personnage de fiction?

Au fil de 700 pages difficiles à résumer sans perdre la teneur forcément accumulative de l’inventaire journalier, Joyce Carol apparaît dans toute sa complexité de femme-kaléïdoscope, tour à tour écrivain, professeur, épouse, lectrice. Un autoportrait qui, entre deux considérations philosophiques, fait la part belle au quotidien: ses amis ont beau s’appeler John Updike ou Susan Sontag (…), Oates mène une vie authentiquement tranquille -presque ennuyeuse de normalité. Une existence étonnamment réchappée des histoires sombres et violentes de gangs, de crimes et de marginaux qui ont fait d’elle la portraitiste d’une Amérique en perdition. La béatitude n’a jamais fait la littérature, c’est un fait, et la romancière d’affirmer que c’est précisément cette « journalité » heureuse qui lui donne la force de remonter à la surface après ses explorations prolongées au coeur de la sauvagerie et des ténèbres humains: « Ce sont très littéralement des questions de vie ou de mort. Certains sujets sont dangereux, ils empoisonnent le sang, s’insinuent dans les rêves et exigent une allégeance totale: et si l’on n’est pas assez forts pour les affronter…? »

Autre point fascinant de son Journal: Joyce Carol a beau y exposer au quotidien sa pratique de l’écriture -il y est concrètement question de montagnes affolantes de matière romanesque à organiser-, elle n’en décrit pas moins le passage à l’écriture en termes d' »hypnose » ou de « captivité« , affichant une réelle incrédulité à se relire une fois la tâche accomplie: « C’est vraiment trop… Quand ai-je écrit tout cela?« , s’étonne-t-elle un matin comme si c’était le fait d’une autre. C’est dire que, entre quête de soi et tentative d’épuisement du réel, le journal échoue au final précisément à l’endroit de dire l’écriture, vérifiant la part d’insondable qui semble isoler toujours plus l’écrivain de ses contemporains: « Le secret de l’écrivain? Ne pas attendre que d’autres apprécient ce que vous avez fait comme vous l’appréciez. Ne pas attendre que quiconque y perçoive les émotions que vous y avez investies. Une fois cela compris, tout ira bien. » Mutatis mutandis, une leçon universelle…

JOURNAL 1973-1982 DE JOYCE CAROL OATES, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR CLAUDE SEBAN, ÉDITIONS POINTS, 720 PAGES. ****

TEXTE YSALINE PARISIS

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