Au carrefour des années 50/60, Gene Vincent retourne l’Ancienne Belgique, Burt Blanca goûte au yéyé et Clark Richard se rêve en Elvis. Il pleut du rock’n’roll sur la planète et la Belgique en est tout humide. Premier épisode de notre série d’été sur le rock made in Belgium illustrée par la légende Guy Peellaert.

C’est peut-être la plus grande entrée sur scène de toute l’histoire du rock (1). En ce 10 octobre 1963, pour la première fois en Belgique, Gene Vincent franchit les premiers pas qui le séparent de l’orchestre en sautillant avec ses béquilles devant les spectateurs médusés de l’Ancienne Belgique. On est happé par son look ébouriffant: costume deux pièces de cuir noir brillant avec veste-gilet de majordome cosmique, chemise blanche et n£ud papillon moqueur de faux marquis. Puis la chevelure frisée aux 220 volts et ce regard mouillé qui raconte toutes ces premières années démentes qui ont suivi l’invraisemblable succès de Be-Bop-A-Lula en 1956 . Les filles en pleurs, les garçons bluffés, jaloux, admiratifs. Les virées en bagnoles, la jeunesse américaine puis mondiale soulevée de son ennui d’après-guerre. Les parents atterrés, largués, choqués par le rock’n’roll. A l’AB, Vincent est accompagné par les Sunlights, un groupe de Mouscron (…). Après une prestation courte, comme toujours dans ces temps préhistoriques où les chansons font deux minutes, le public sonné hésite à quitter les trottoirs surpeuplés face à la mythique salle bruxelloise. Là, une équipe de télévision filme ce moment unique de la parole jeune et belge du début des années soixante (2).  » La musique, c’est parfait, mais le jeu de scène, je suis contre« , déclare un blondinet propre sur lui. Une jeune fille, plus intuitive, laisse parler son c£ur:  » Quand on entend sa voix, on oublie sa vulgarité. » C’est dire que le rock’n’roll n’est pas encore entré dans l’âge adulte…

Vincent est américain bien sûr, comme la quasi-totalité des pionniers, Presley, Jerry Lee Lewis, Chuck Berry, Little Richard. L’arrivée des premiers tubes, en 1955-1956, prend d’assaut les juke-box du monde entier et donne d’emblée une vocation à cette nouvelle musique qu’est le rock: entretenir la fièvre, la danse et le flirt du samedi soir. Piero Kenroll, ketje bruxellois né en 1944 (3), est le témoin de cette libération – contrôlée – des sens.  » Les gens dansent parce qu’il n’est pas concevable qu’un groupe se produise en attraction pure, sans faire danser les gens. Entre 1955 et 1960, en Belgique, le rock est encore embryonnaire, il est la continuation de la tradition du bal. C’est seulement quand la loi interdisant aux moins de 18 ans de danser est votée (…) que des groupes se produisent en concert . »

BREL N’AIME PAS LE ROCK

La notion est nouvelle, comme celle de teenager: jusqu’au milieu des fifties grosso modo, les enfants sont abreuvés de la musique des parents. On écoute André Clavaux, Bécaud et bientôt Jacques Brel, vedette belge naissante qui a pas mal galéré. Brel va bientôt renoncer à ses poses de scout martyrisé et glisser peu à peu dans l’intensité d’un Gene Vincent ou le charisme d’un Presley, mais fils de bourgeois, il est bien de sa classe et de son époque: il n’aime pas le rock. Piero précise le découpage sociologique de ces années-là:  » Le rock s’écoute autour des juke-box dans les cafés ou dans les fêtes foraines qui poussent le volume à fond autour des auto-scooters! En Belgique, le rock est resté une musique de voyous jusqu’en 1975. Aux premières éditions du Festival de Bilzen (4) , le camping est séparé pour les filles et les garçons. Pour partager une tente, il faut montrer une copie de son certificat de mariage… » Le rock’n’roll est très peu médiatisé et quand les journaux en parlent, c’est plutôt sous l’angle blousons noirs. La RTB se contente de racheter des émissions clé sur porte, comme l’américaine Shindig, ou de concéder un peu d’air du temps dans le Format 16-20. Les Flamands sont plus vifs: la BRT fête ses cinq ans d’existence (en 1958) par un concert de Bill Haley filmé au Théâtre Américain (Heysel) et invite les Rolling Stones en 1964 pour Tienerklanken. Pour écouter les nouveautés en anglais, les teenagers (mot consacré) doivent essayer de capter Radio London ou Radio Luxembourg. C’est elle qui organise le premier rassemblement important de jeunes au Centre Rogier en 1961. En Belgique, les prestations de groupes anglo-saxons sont rarissimes (5) et le premier numéro rock anglophone au hit-parade, The House Of The Rising Sun par The Animals, ne survient qu’en octobre 1964. Les causes de ce décalage culturel sont multiples mais la principale est française: les yéyés hexagonaux inondent le marché belge francophone de leurs adaptations des tubes anglais ou américains…

L’ENNEMI YéYé ET L’INDOROCK BELGE

 » Cette vague yéyé occulte tous les originaux, d’où notre mission de les rétablir: ce qui amène mon club Les Aigles et moi à convoquer tous les rockers de Belgique pour virer Claude François (Ndlr, grand adaptateur ) de la scène du Festival de Châtelet en 1965. Une pluie de fruits et légumes s’abat sur lui et il bat en retraite devant vingt mille spectateurs… », explique Piero Kenroll, avec un brin de satisfaction, quarante-trois ans après les faits. Frustration d’entendre le génie de Presley, de Chuck Berry ou des Everly Brothers ressortir de la bouche opportuniste de Richard Anthony, Johnny ou Claude François dans des arrangements le plus souvent casseroles’n’roll. Aux premiers temps, les pionniers belges sont rares ou importés du jazz ( voir encadré) et Burt Blanca a beau être un stupéfiant guitariste, il souffre d’un répertoire où le meilleur tempo rock voisine des chansons faiblardes. A la fin des années 50, une mini-vague fait impression en Belgique: l’indorock! Après l’indépendance de l’Indonésie, en 1945, la vague d’émigration amène une nouvelle jeunesse ex-coloniale aux Pays-Bas qui va s’incarner, au mitan des années 50, dans une série de groupes, le plus souvent instrumentaux, funs et électriques. Quand ils chantent, le résultat est encore plus convaincant: c’est le cas de Clark Richard And His Tropical Stars. Ce groupe indonésien installé en Belgique bouleverse l’époque. Et Piero:  » Richard a le look d’Elvis dans Blue Hawaii et un jeu de scène vraiment dévastateur: ses fantastiques musiciens se grimpent dessus, se roulent sur scène… Clark Richard est tellement populaire que les grands magasins comme l’Innovation et le Bon Marché, organisent des concours pour savoir qui est le plus fameux, de lui ou d’Adamo. On est en 1960-1961… » Dans ce paysage morcelé, entre rêves d’authenticité rock US et copies yéyés, les Belges ont du mal à trouver leur place. Le premier tube international décroché par des compatriotes est le Kili-Watch des Cousins, une adaptation pop et naïve d’un vieux morceau indien. C’est un hit international en 1960 en France, en Italie, en Allemagne, au Danemark, au Congo, en Argentine. Après cela, en considérant que S£ur Sourire est hors catégorie, il faudra attendre encore neuf années pour qu’un autre groupe belge – le Wallace Collection- marque aussi durablement les hit-parade planétaires. Et ceci est déjà une autre histoire…

(1) Assez vite, le terme rock’n’roll qui désigne la musique des pionniers, va être abrégé en rock, terme générique qui englobe un ensemble de musiques déclinées du blues, du folk, de la country et du gospel.

(2) http://www.youtube.com/watch?v=7NCrI7YQ158: un document étonnant sur ce mythique pionnier du rock’n’roll américain mort en 1971, à 36 ans.

(3) Pendant douze ans – de 1969 à 1981- Piero, alias Pierre Vermandel, est le faiseur d’opinion rock le plus écouté de Belgique francophone par ses chroniques dans Télémoustique. Il est l’auteur de C£ur de rock (Editions Apach) sur ses souvenirs de teenager.

(4) Bilzen fût le grand festival jazz puis rock en Belgique. Né en 1965, il est mort en 1981, dépassé par Torhout/Werchter.

(5) Les Beatles ne viendront jamais en Belgique et les Stones ne s’y produiront qu’une seule fois en concert avant 1973! En mars 1966, au (défunt) Palais des Sports de Schaerbeek.

la semaine prochaine: les one shot

texte PHILIPPE CORNET

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content