STAND THE GHETTO – John Edgar Wideman boucle sa trilogie de Homewood de main de maître. La fin d’un voyage épique dans les pas d’une dynastie afro-américaine.

De John Edgar Wideman, éditions Gallimard, 286 pages.

Certains écrivains ont la plume chevillée au bitume de leur ville. Leur £uvre s’y enracine, s’y déploie et s’y abreuve. La topographie de leurs récits épouse les respirations et les suffocations de ces marmites à ciel ouvert. C’est le cas de Pete Dexter avec Philadelphie ou de Paul Auster avec New York. Mais aussi de John Edgar Wideman, grosse pointure des lettres afro-américaines, qui a placé Pittsburgh au centre de sa géographie narrative. Et plus exactement Homewood, son ghetto noir où l’auteur a grandi.

Avant de se lécher les doigts en écumant ce troisième et dernier volet de la trilogie de Homewood, il faut dire un mot sur le style si particulier de l’écrivain américain. Musical et explosif, il fait chauffer le sang comme un bourbon sans glace. Sa prose incantatoire déferle sur nos consciences comme un torrent sur la roche lessivée. Un flot qui zigzague, bifurque sans prévenir, s’engouffre dans la moindre brèche puis revient dans son lit pour continuer de plus belle sa course vers les étoiles. Un parcours complexe et houleux pas toujours facile à dompter. On peut légitimement éprouver le tournis devant ce tourbillon, craindre de se noyer, de sombrer corps et âme. Mais il faut se jeter à l’eau et se laisser porter par ce gospel, ce lamento aux sonorités si puissantes. Car une fois dans le rythme, une fois le tempo apprivoisé, on sent monter en soi une vague chaude et suave qui enveloppe les sens et les anesthésies en douceur. Un état de coma poétique hanté par les voix de tous les damnés de cette Amérique qui lave plus blanc que blanc. Une expérience unique et inoubliable…

ARCHE DE NOé

Brassant les éléments autobiographiques, les faits réels et des bribes de fiction, cette fresque retrace le destin de la communauté noire à travers l’épopée cabossée d’une dynastie ancrée à Homewood. Dans Damballah, premier chapitre de la trilogie, on filait le train à Tommy, jeune esclave qui a fui les champs de coton et a atterri à Pittsburgh. Où se cacher prenait la forme d’une longue confession, celle du fugitif accusé de meurtre. Et qui trouvait asile dans le cabanon démembré de Mother Bess où leurs dialogues savoureux prenaient des accents bibliques.

On ne quitte pas le quartier abandonné des dieux dans Le rocking-chair qui bat la mesure. John, alter ego de Wideman et dernier représentant de la lignée, est le narrateur de ce nouvel épisode. Sa voix se mêle à celle des fantômes sortis du placard familial pour raconter la légende en lambeaux du quartier. Wideman saute du présent au passé sans se soucier de la chronologie. Car même si les défunts ne sont plus là physiquement, ils sont toujours présents.  » Les vies passées vivent en nous, à travers nous« , écrit l’auteur de L’incendie de Philadelphie.

Se bousculent ainsi au portillon de cette jungle une galerie de personnages flamboyants dont les souvenirs se fixent avec éclat sur la pellicule des mots. Il y a là Brother Tate, la quarantaine, enfermé dans son mutisme sauf quand il fait pleurer le piano, les grands-parents de John, son oncle Carl, ou encore Albert Wilkes, le paria traqué par les flics…

En toile de fond, la ville gronde, éructe, broie… du noir, plus dangereuse que jamais. Le désespoir n’a pour autant pas déserté totalement les lieux. Romancier du métissage, Wideman veut croire en un avenir meilleur. Lui qui fait chanter le verbe sait que du néant peut surgir une mélodie gracieuse. D’un bout à l’autre, on reste à l’écoute, hypnotisé par ce rugissement mélancolique, cette prière adressée aux cieux.

LAURENT RAPHAëL

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