Le monde à peu près
Avec Eyes Wild Open, le Botanique dédie une exposition remarquable à une bande de photographes indomptés dont le regard porté sur le monde n’est pas très net. Splendeurs et tremblements.
Le destin de ces regardeurs ressemble à une chute hors du paradis. Dans un remarquable texte d’introduction au nouvel accrochage du Botanique, Caroline Bénichou évoque le schisme visuel qu’ils ont initié. Il ne s’agit de rien de moins que la disparition d’une harmonie préétablie, celle où il existait une frontière claire entre le photographe et le photographié, le sujet et l’objet, le net et le flou, le noir et le blanc. Il est également question de cette » fin d’un alignement entre la tête, l’oeil et le coeur« , sacro-sainte trinité photographique chère à Henri Cartier-Bresson. Après la guerre, cet horizon n’est plus possible, quelque chose a changé. Un coup de gong a ébranlé la représentation. On est passé de l’instant décisif à l’instant incisif.
Ils se nomment Ed van der Elsken, Takuma Nakahira ou Christer Strömholm. Sans se concerter, ils vont faire souffler un nouvel esprit sur la pratique photographique. Sans le savoir, ils feront des petits, d’Antoine d’Agata à Sébastien Van Malleghem. Un certain regard? Certainement, mais à « tendance floue », raison pour laquelle la commissaire Marie Sordat -qui a bossé cinq années sur le projet- a sous-titré l’exposition On a trembling photography. Elle précise: » C’est moins les contours d’une génération que je veux donner à voir que ceux d’une famille qui a bouleversé les perspectives d’un médium. » Un héritage commun? Peut-être The Americans (1958) de Robert Frank, le brûlot beat-générationnel qui n’a jamais fait mystère de son goût pour les marges. Ou encore William Klein, dont l’écriture photographique est infusée à l’intuition. Il n’est plus question ici -c’est encore Caroline Bénichou qui le souligne- de se tenir » face au monde » mais bien d' » être au monde« , en quelque sorte une » photographie existentielle » qui engage tout entier celui qui la pratique.
Au-delà de l’ADN partagé, il y a les échos, le dialogue noué que l’accrochage restitue à merveille dans son imparable scénographie marquée par la couleur. Il y a aussi des hommages comme ces pas dans la neige qu’Anders Petersen adresse par-delà le temps à son maître Christer Strömholm. Eyes Wild Open sonde une certaine idée transgressive de la photographie. Un esprit qui fut parfaitement incarné par le magazine Provoke auquel participèrent Daido Moriyama, Takuma Nakahira et Yutaka Takanashi. La profession de foi, libellée en novembre 1968, ne pouvait être plus explicite: » Aujourd’hui, à cet instant précis, le langage est en train de perdre ses repères concrets -en d’autres termes, sa réalité- pour flotter dans l’espace. En tant que photographes, nous devons capturer avec notre propre regard des fragments de cette réalité qui ne peut être saisie par le langage, et nous devons produire des matériaux visuels capables de susciter langage et idées. » Sans doute l’aspect le plus réjouissant de ce programme sans manifeste est qu’il n’a pas fini de résonner. On en prend la mesure à travers des réverbérations plus contemporaines. Ainsi de Lorenzo Castore (1973) dont la série Paradiso éclaire Cuba sous une autre lumière. Ce « gai savoir » de l’image passe également par un Tiane Doan Na Champassak (1973) délaissant les horizons du photojournalisme pour aborder les rives de l’expression personnelle. Dans son viseur: le chair, le sexe et le genre. Ces errances esthétiques passent également par la Belgique. Photographe freelance, un Sébastien Van Malleghem appartient pleinement à cette tribu. Les somptueuses images de la série Nordic Noir montrent combien l’intéressé a mis d’énergie à rompre les amarres avec le documentaire. Il » casse son angle« , selon ses mots, pour lever le voile sur cet univers sous-exposé et granuleux qu’il a glané au bout de la Norvège. » Être au bord de rien« , disait Paulo Nozolino. C’est exactement ça… et c’est tout un programme.
Eyes Wild Open, On a trembling photography, Botanique, 236 rue Royale, à 1210 Bruxelles. Jusqu’au 22/04. www.botanique.be
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