Le livre numérique est-il l’avenir du marché de l’édition en Afrique?

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L’Afrique lit, de plus en plus, et de tout. Le marché éditorial connaît une expansion impressionnante. Et en raison des difficultés de circulation du livre papier, l’e-book et le livre audio connaissent des progressions assez importantes, leur achat étant notamment facilité par le développement des moyens technologiques, comme le micropaiement par téléphone. Sur l’ensemble du continent croissent depuis plus de dix ans des librairies en ligne pour la plupart d’origine européenne comme la française YouScribe (plus d’un million de références disponibles en France et dans une grosse dizaine de pays africains, elle revendique 1 220 000 lecteurs dans le monde) ou Youboox appartenant à la société suédoise Nextory (300 000 livres audio notamment). Agnès Debiage connaît bien les Afriques du livre, pluriel auquel elle tient tant les situations varient d’un pays à l’autre. La Française, qui est aujourd’hui consultante auprès de libraires et éditeurs du Maghreb à l’océan Indien, après avoir été éditrice, libraire et créatrice de l’Association internationale des libraires francophones, est une fine observatrice des dynamiques éditoriales qui traversent le continent, voulant par ses missions de conseil encourager au dialogue entre les acteurs professionnels du livre. Après tout, le livre reste un vecteur essentiel de savoirs et d’imagination.

La diffusion du livre dans les pays africains semble particulièrement complexe. Quand on est lecteur, comment se procure-t-on des livres sur le continent?

Le marché du livre y est très particulier. Au bout de la chaîne de livre, juste avant le lecteur, il y a le libraire. Et celui-ci doit assumer un certain nombre de contraintes extrêmement lourdes qui sont autant de freins à la distribution du livre dans des conditions optimales. Par exemple, le temps de transport maritime est très long jusqu’à 60 jours. Dans certains pays, il y a une problématique de censure ou encore un taux de change fluctuant qui va avoir un impact énorme sur le prix du livre. Ainsi, entre la commande et la réception d’un livre importé d’Europe en librairie, il peut s’écouler deux mois ou plus, avec le risque de perdre le lecteur entre-temps. Le transport aérien, plus rapide, impose un surcoût énorme qui va majorer le prix européen dans certains cas de 20 %, voire 30 %. Un prix extrêmement lourd au final.

Qu’en est-il du marché local de l’édition? Connaît-il de semblables freins?

Le marché de l’édition en Afrique est en pleine expansion. On y trouve un vrai dynamisme, notamment au niveau de l’édition jeunesse, ce qui est un bon signe pour l’avenir. Ça démontre une motivation à faire émerger des illustrateurs et des auteurs et à partager des imaginaires. Cependant, les éditeurs ont du mal à sortir de leur marché national parce que la circulation du livre sur le continent est trop compliquée.

Un livre édité au Mali ne se retrouvera donc pas facilement au Bénin, par exemple?

Pour reprendre cet exemple, il faut que l’importateur béninois ait commandé un certain volume de livres, un minimum de poids étant nécessaire dans le transport aérien. Pour recevoir la marchandise, il devra aussi la dédouaner, soit un premier surcoût. Autre solution: l’envoi par la poste, mais les postes ne sont pas forcément fiables. Certains privilégient le transport par bus. Mais combien de bus sont-ils nécessaires pour relier le Mali au Bénin avec le passage des frontières? On est dans du bricolage qui a le mérite d’exister mais qui est aussi un frein à la diffusion du livre. Le marché existe, les lecteurs sont là. Aujourd’hui, la difficulté de circulation du livre physique est un atout pour le développement du numérique.

L’important, c’est que les éditeurs et les libraires parviennent à se professionnaliser.

Justement, le livre numérique ne constitue-t-il pas l’avenir du livre en Afrique? Certains acteurs sont là depuis plus d’une décennie.

Une plateforme comme YouScribe connaît aujourd’hui un boom énorme au niveau du marché africain. Son développement s’observe autant en termes de lectorat qu’en termes d’offre éditoriale, intégrant de plus en plus d’éditeurs africains. C’est une énorme voie d’ouverture pour les acteurs locaux. Ces plateformes répondent aussi à de nouvelles tendances de lecture. L’audiolivre est aussi en progression. Je pense notamment à l’éditeur ghanéen AkooBooks, spécialisé dans le livre audio. Quelque chose émerge au niveau local. C’est là qu’on observe une évolution très intéressante selon moi, obligeant le libraire traditionnel à réinventer son modèle.

On peut le constater aussi dans nos pays, où les librairies deviennent des lieux d’événements…

Les librairies deviennent des lieux de vie et de liens. La première librairie-concept de Tunis comprend trois niveaux de librairie, un espace culturel et un toit-terrasse. Son slogan est plus que parlant: “Ici, on vit”. Le lecteur a envie d’autre chose. Acheter un livre, il peut aujourd’hui le faire sans bouger de chez lui. La réflexion de l’expérience-client est de plus en plus importante. Et les libraires devront suivre ce mouvement qui est l’une des tendances marketing actuelles.

Quel est l’avenir du livre physique?

Il existera toujours. Ce n’est pas le livre numérique ou audio contre le livre physique, c’est l’un plus l’autre. Tous permettent d’élargir l’offre. L’important, c’est que les acteurs se désenclavent. Il faut que les Afriques du livre -francophone, anglophone, arabophone, lusophone- se décloisonnent, y compris à travers les langues locales qui sont souvent transfrontalières. Cette question des langues locales me semble essentielle et permettra d’atteindre de nouveaux publics.

On parle beaucoup d’acteurs privés mais qu’en est-il des impulsions des pouvoirs publics?

Les politiques nationales du livre ne sont pas toujours claires. Mais je pense qu’il faut surtout une professionnalisation des acteurs du secteur. Par exemple les salons du livre en Afrique ont pour enjeux de développer leurs animations et leur communication. Autre point important, le volet professionnel. Les salons doivent représenter une vraie valeur ajoutée pour le public comme pour les acteurs du livre. La Rentrée littéraire du Mali (événement culturel qui a lieu fin février dans tout le pays, NDLR) a pris l’initiative extraordinaire d’inviter les organisateurs de salons du livre de toute l’Afrique dans le but de dépasser certaines barrières. Si la question des moyens est importante, celle de l’engagement l’est encore plus. Je suis très confiante sur l’avenir du livre en Afrique car je sens une véritable envie d’avancer. L’important, c’est que les éditeurs et les libraires parviennent à se professionnaliser. Or, il faut faire monter en compétences et en qualité toute la chaîne du livre pour le bénéfice des lecteurs.

Agnès Debiage

1996 Création d’Eldorado livres, une librairie itinérante en Égypte.

2001 Ouverture de L’Autre Rive, la seule librairie francophone d’Alexandrie.

2002 Cofondation de l’Association internationale des libraires francophones, dont elle sera secrétaire générale et responsable de la zone océan Indien jusqu’en 2021.

2020 Consultante et formatrice indépendante auprès des professionnels du livre sur le continent africain.

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