AVEC INTÉRIEUR NUIT, VRAI-FAUX POLAR HANTÉ PAR LE CINÉMA, L’AMÉRICAINE MARISHA PESSL VIENT QUESTIONNER LE POUVOIR DE LA FICTION. UN PIÈGE DE ROMAN, LUDIQUE ET SOUFFLANT, QUI OUVRE IDÉALEMENT LE GRAND BAL DE LA RENTRÉE LITTÉRAIRE.

Nous sommes en 2009 dans une université du fin fond de la Caroline du Nord. Auteure, trois ans plus tôt, d’une entrée fracassante sur la scène littéraire mondiale avec La Physique des catastrophes (un récit d’initiation adolescente drôle, noir et surdoué qui lui valut des comparaisons avec Donna Tartt ou John Irving), Marisha Pessl fait un discours sur l’écriture et la fiction comme il s’en donne beaucoup outre-Atlantique dans les programmes dédiés (creative writing). A un moment donné de son intervention, la jeune femme (1977, Clarkston Michigan) cite les dires du « célèbre réalisateur américain Stanislas Cordova« . Pas un murmure dans l’auditoire. Pourtant, Stanislas Cordova n’existe pas. Ou du moins pas encore. Il s’agit d’un personnage entièrement fictif que Pessl est à cette heure la seule à fréquenter et pour cause: le soi-disant cinéaste est la figure tutélaire du roman, le deuxième, qu’elle se trouve en train d’écrire. Peut-on être habitée à ce point par son personnage? Outre qu’elle vient comiquement confirmer un cliché (personne n’ose avouer ne pas connaître un illustre inconnu dans une assemblée de gens qui savent), la mystification de Pessl est surtout éclairante sur le livre à venir, dont elle peut être vue après coup comme un formidable teasing: brouiller les cartes de la fiction et de la réalité, interroger la puissance de l’invention, il n’est question que de cela dans Intérieur nuit.

Le roman commence quand Ashley, la sublime fille de Stanislas Cordova, charismatique réalisateur de films d’horreur, est retrouvée morte dans un triste entrepôt de Chinatown. Nourrissant depuis quelques années un rapport de fascination/répulsion pour le travail de ce Dario Argento américain, Scott McGrath, un journaliste d’investigation en disgrâce, est résolu à découvrir l’envers de ce qu’on présente comme un « banal » suicide, et par là enfin démasquer l’impénétrable director, d’autant plus mythique qu’après quinze films largement censurés pour leur amoralité et leur violence, Cordova a décidé de disparaître, sans doute terré au Peak, petite Cinecittà privée et détraquée où il a tourné tous ses films. De quoi nourrir la légende chez une horde de « cordovistes » enragés, qui voient en lui l’ultime sorcier subversif: le cinéaste est-il devenu fou? Est-il défiguré par une maladie? Est-il mort? N’était-il que la pauvre marionnette d’un autre génie caché? Dans son enquête, le misanthrope McGrath s’adjoindra les services de Nora, attachante apprentie comédienne anorexique et vaguement SDF, et Hopper, dealer fuyant à belle gueule -improbable équipée bientôt amenée aux confins du satanisme et des forces occultes.

Art du trucage

« J’adore le cinéma, mais je préfère le roman parce que vous pouvez y aller franchement, y aller en profondeur, sans vous soucier d’éventuels dépassements de budgets qui se chiffreraient directement en millions de dollars. Surtout, tout le monde travaille gratuitement dans un roman. » Contourner la lourde machinerie d’un tournage, mais ne pas renoncer au pouvoir de rêverie du 7e art pour autant (voire le poursuivre d’autant mieux par l’écriture): entendue dans un récent talk-show canadien, la réflexion de Marisha Pessl aurait beaucoup plu à François Truffaut, qui donnait ce conseil aux aspirants réalisateurs dans Les Films de ma vie. Après un premier roman notamment hanté par L’Avventura d’Antonioni, la romancière inscrit plus décisivement encore le cinéma et ses ressorts au coeur de son deuxième essai: truffé de mythologie hollywoodienne (les fausses critiques de Pauline Kael, les figures de Olivia de Havilland et Joan Fontaine planant sur les formidables personnages des deux soeurs Endicott…), le roman est plus fondamentalement encore travaillé par l’essence du cinéma -ses codes, ses manipulations, son magnétisme. Sirop de maïs contre hémoglobine: Intérieur nuit est une ode au grand trucage du 7e art, un cauchemar borgésien où tout n’est que disparition et piège, et par là, une invitation toute hitchcockienne, pour le lecteur-spectateur, à réfléchir à ce qu’il projette de ses propres hallucinations, de sa propre vie intérieure et de sa propre démesure sur une oeuvre d’art -tout ce qu’on aime à voir dans un livre ou un film sans que cela s’y trouve forcément. L’investissement du lecteur, Pessl le suscite d’autant que, mis à part l’une ou l’autre métaphore géniale (« Coucher avec Aurelia, c’était comme écumer le catalogue d’une bibliothèque déserte, en quête d’une fiche très obscure, et pour ainsi dire jamais consultée, sur la poésie hongroise. Il régnait un silence de mort, personne ne me donnait la moindre indication et rien n’était à sa place« ), son geste d’écrivain est ici moins à chercher dans le style que dans le dispositif singulier qu’elle met en place: intégrant à son texte pages Web, photos ou coupures de presse, elle crée un véritable jeu de pistes annexe à la narration, et l’illusion d’exercer un pouvoir parallèle dans le chef de son lecteur.

Vif, imprévisible et haletant: il y a du page-turner dans Intérieur nuit. Mais c’est aussi un roman séducteur, retors, menteur: un grand livre hystérique et manipulateur sur le besoin d’illusions et le triomphe du fantasme. Personnage de fiction dont le domaine d’action est la fiction, Cordova n’en assène pas moins en dernière analyse cette vérité radicale: « Mes films ne sont que des histoires. Mais nous n’avons que ça. Les histoires qu’on raconte aux autres et celles qu’on se raconte. Quand vous parlez avec les personnes âgées, les hommes et les femmes qui arrivent au terme de leur existence, vous voyez que c’est ce qui reste, alors que le corps se désintègre. Nos histoires. Nos enfants décideront de continuer de les raconter ou non. » Et magie noire et sortilèges maléfiques ne sont rien à côté du redoutable pouvoir de l’imaginaire.

INTÉRIEUR NUIT DE MARISHA PESSL, ÉDITIONS GALLIMARD,TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR CLÉMENT BAUDE, 720 PAGES.

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TEXTE Ysaline Parisis

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