Alan Lomax a passé sa vie à chasser les chansons, débusquant en Amérique mais aussi en Haïti ou en Italie des milliers de merveilles cachées, le plus souvent transmises uniquement par voie orale. L’AB lui rend hommage cet automne.

C’est un vieil homme qui ressemble à un enfant. Nous sommes en 2001 et, filmé chez lui par un réalisateur néerlandais, Rogier Kappers (1), Alan Lomax, né en 1915, a oublié l’âge adulte, diminué par une hémorragie cérébrale. Lui qui a disséqué les musiques du monde, les a enregistrées et chantées pendant près de trois quarts de siècle, est, ô ironie, désormais privé de parole. Les seuls moments où il semble retrouver son jugement et ses souvenirs d’homme à la mémoire brûlée sont ceux où il écoute de la musique au casque. Alors il sourit et, les yeux clos, fredonne les sons qu’il a glanés dans le Sud, qu’il aimait tellement, et partout ailleurs. Alan Lomax meurt l’année suivante, en 2002, dans une maison de retraite de Floride. Musicologue, photographe, DJ, chanteur, réalisateur, présentateur TV, écrivain, producteur de disques et de concerts, il laisse un extraordinaire héritage sonore – dont une grande partie honore la Bibliothèque du Congrès à Washington, des milliers de chansons recueillies en parcourant la planète, des prisons aux champs, des montagnes aux îles perdues. Un travail colossal et inégalé.

Mobylisateur

Lomax est sans doute le seul ethnomusicologue au monde(2) dont le travail est devenu un tube. Au moins à 2 reprises. En 2000, la B.O. du film des frères Coen, O Brother, Where Art Thou?, s’ouvre par Po Lazarus, une chanson de prisonniers sur laquelle les voix gospel sont rythmées par les coups de pelles donnés à une route présumée caillouteuse. Ce titre, chanté par un certain James Carter, a été enregistré en 1959 dans le Mississippi par Alan Lomax, bien sûr: la B.O. des Coen où il se trouve va se vendre à plusieurs millions d’exemplaires. L’année précédant cet étonnant succès, Moby réalise un cinglant carton avec son album Play. Trois morceaux du disque ( Honey, Find My Baby, Natural Blues) contiennent des samples tirés d’un album d’Alan Lomax paru en 1993 mais enregistré en 1959 et 1960 ( Sounds Of The South: A Musical Journey From The Georgia Sea Islands To The Mississippi Delta). Son rôle de passeur, Lomax ne le voyait pas forcément comme cela: jusqu’à la fin, il restera, d’une certaine manière, extraordinairement puriste. Celui que Bob Dylan va appeler  » le missionnaire » considère que les musiques et les danses folk sont des stratégies de la survie humaine ayant évolué pendant des siècles, expérimentant et s’adaptant continuellement. Lomax veut conserver la forme et le fond des chansons intacts. Pour lui, en changer, c’est comme effacer des parcelles de mémoire, sacrifier des neurones du réel.  » Ces chansons sont aussi irremplaçables que les espèces biologiques, c’est la mémoire des gens privés de parole (…) d’une planète qui possède 90 000 années de vie humaine et de sagesse. » Cette déclaration – extraite d’un article paru dans le New York Times, le 20 juillet 2002, au lendemain de sa mort – condense toute la philosophie têtue de Lomax: ramasser la mémoire musicale, folk, blues, gospel, calypso et autre, où qu’elle se trouve.

Black Power

En juillet 1933, Alan Lomax, 18 ans, part en mission d’enregistrement dans les prisons du Texas avec son père John A. Lomax (1867-1948), musicologue passionné. Celui-ci a compris qu’une large partie des musiques afro-américaines sont, avec leurs interprètes, enfermées derrière les murs des pénitenciers. On est 30 ans avant la fin de la ségrégation, la notion de droits de l’homme est beaucoup moins à la mode que celle de Ku Klux Klan. Père et fils installent un phonographe – qui grave des disques en acétate et pèse 150 kilos – à l’arrière de leur Ford Sedan, pour un périple fondateur. Plus tard, Lomax Jr dira:  » Ces prisonniers des pénitenciers avaient réellement de la dynamite dans leur manière de chanter: il y avait chez eux plus de chaleur émotionnelle, plus de puissance, plus de noblesse, que dans tous les Bach et Beethoven… » C’est précisément dans un pénitencier – d’Angola, Louisiane – que les Lomax découvrent Leadbelly (1888-1949), en taule pour meurtre: ils enregistrent celui dont le blues va extraordinairement influencer plusieurs générations rock, de Led Zeppelin à Nirvana, Kurt Cobain chantant Leadbelly sur l’indispensable Unplugged de 1993. Lomax a le talent pour croiser le chemin de ceux qui comptent: ainsi en 1941, il capte la musique d’un ramasseur de coton connu sous le nom de Muddy Waters (3). Emancipé de la tutelle paternelle, Lomax va entamer une brillantissime carrière, travaillant sans relâche pour la fameuse Bibliothèque du Congrès , y amenant des milliers de chansons mais aussi des interviews que l’on peut sans peine qualifier d’ historiques, comme celle de Woody Guthrie, père spirituel de Dylan, saisi au c£ur des poussiéreuses années 40. Lomax mélangera toujours l’ethnologie sur le terrain et une démarche plus grand public, produisant plusieurs dizaines de disques de Guthrie ou de Field Songs pour des grandes compagnies comme RCA ou Warner . Il tournera aussi des documentaires – The Land Where The Blues Began en 1985 -, enseignera dans les universités américaines (Columbia notamment) et imaginera un Juke-Box global garni de milliers de références. A son tour, il deviendra la légende qu’il a chassée sur les terrains d’Amérique et d’ailleurs: son travail infini a donné à des générations entières le goût du vrai, de la transmission, de la terre, non pas dans un sens rétrograde mais juste parce que le réel en musique est toujours la matière première du rêve, du glamour et du reste.

(1) cf DVD Lomax, The Songhunter (2004) www.lomaxthesonghunter.nl

(2) l’ethnomusicologie est une science humaine qui étudie les rapports entre musique et société.

(3)Waters (1915-1983), considéré comme le père du blues électrique, a eu un profond retentissement, notamment sur les groupes anglais des sixties, les Stones tirant leur nom de sa chanson Rollin’ Stone sortie en 1950.

Texte Philippe Cornet

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