Le chant du crépuscule

Au départ de l’errance de quatre individus, Hu Bo dresse le portrait tout de noirceur désespérée de la Chine contemporaine. d’une lancinante beauté.

Avec An Elephant Sitting Still, son premier long-métrage, Hu Bo posait un geste cinématographique unique, dans tous les sens du terme d’ailleurs, le jeune artiste chinois se suicidant peu après en avoir achevé la post-production. OEuvre hors-normes, par sa durée proche de quatre heures, mais plus encore par son accomplissement esthétique, le film nous emmène dans une ville postindustrielle du nord de la Chine que semble baigner une brume perpétuelle, en prolongement au marasme s’étant emparé des choses comme des êtres. Et où, seule lueur dans ce morne horizon, circule la légende d’un éléphant qui resterait assis, en silence, dans le zoo de Manzhouli, indifférent au chaos du monde.

Violence des rapports humains

C’est là le fil chimérique qui va relier, par-delà leur errance existentielle, les quatre personnages auxquels s’attache Hu Bo, le temps suspendu de 24 heures: Wei Bu, un lycéen qu’une altercation avec un condisciple expose à une lourde menace, Zhang Yu, un voyou rêveur dont la liaison avec sa femme précipite le suicide d’un ami, Wang Jin, un vieil homme promis par sa famille à un hospice sinistre, et Huang Ling, une jeune fille vomie par sa mère et engagée dans une liaison inavouable. Soit un échantillon d’un monde livré à l’égoïsme des rapports humains comme à la violence sociale. Et des individus que le scénario sinueux va rapprocher dans un mouvement presque imperceptible -la pénombre où ils évoluent, combinée à un art consommé du plan-séquence, donnant à l’affaire un tour intensément hypnotique. Film aussi fascinant que labyrinthique, An Elephant Sitting Still absorbe en effet le spectateur à mesure qu’il suit leurs allées et venues, tentatives bien dérisoires en apparence pour conjurer le mal de vivre. « Le monde est un terrain vague », la vie s’y subissant, tour à tour « lamentable » pour l’une, « une poubelle » pour l’autre. Mais s’il y a là la chronique d’une noirceur désespérée de la Chine contemporaine comme de la condition humaine, il émane aussi de cette oeuvre une lancinante beauté, d’où pourrait émerger un ailleurs hypothétique -à condition d’y aller voir, perspective en sublimant l’ampleur.

Le chant du crépuscule

Sorti confidentiellement sur nos écrans, An Elephant Sitting Still bénéficie aujourd’hui, sous l’égide de Capricci, d’une édition Blu-ray/DVD aussi remarquable que bienvenue. Le film y est accompagné de l’analyse de Jacques Rancière, du court-métrage Man in the Well, et d’un livret reprenant, outre la nouvelle éponyme du cinéaste-écrivain, diverses contributions. Ainsi, celle de Béla Tarr, dont Hu Bo était le disciple, qui écrit, en guise d’épitaphe: « Il n’acceptait pas le monde, et le monde ne l’acceptait pas. Nous avons perdu un cinéaste très talentueux, son film restera parmi nous pour toujours. »

An Elephant Sitting Still

De Hu Bo. Avec Peng Yuchang, Zhang Yu, Wang Yuwen. 3 h 44. Éd.: Capricci.

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