AVEC LA CHUTE DES VENTES DE CD, LES DISQUAIRES TOMBENT LES UNS APRÈS LES AUTRES. AU POINT DE DEVOIR PRONONCER LEUR NÉCROLOGIE? ETAT DES LIEUX.

« Un jour, un Français est arrivé dans le magasin. Il avait des choses à faire écouter. Dans la foulée, je lui ai proposé d’utiliser le studio derrière. Le soir venu, comme il n’avait pas un balle, je lui ai passé un peu d’argent pour aller à l’hôtel. Mais le lendemain, quand je suis revenu, il était toujours là. Il avait passé la nuit dans le studio! Ce mec, c’était Ludovic Navarre, le futur Saint-Germain…  » José Pascual a la gouaille vintage. Une sorte de faconde naturelle, de verbe volubile, qui ne doivent jamais le quitter très longtemps. Demain, il tournera pourtant une page importante. En cette fin janvier, USA Import, le magasin de disques qu’il a lancé en 1973 à Anvers, va fermer définitivement ses portes. Ce n’est pas rien. L’endroit a alimenté pendant des années une bonne partie des discothèques du pays. De USA Import sont également partis des tubes comme Elle & Moi de Max Berlin ou le Sound of C des Confettis. Seulement voilà: ici comme ailleurs, Internet est passé par là. Nicolai, le fils de José, avait repris le magasin il y a une douzaine d’années. Aujourd’hui, il s’est fait une raison: « Il y a un an, j’ai vraiment commencé à avoir des doutes. Est-ce que tout cela en vaut encore la peine? Entre-temps, cela ne s’est pas amélioré. Aujourd’hui, les comptes du magasin restent sains. Mais la tendance est là, à la baisse. Et on ne pourra plus l’inverser. Je préfère alors me plonger complètement dans les labels qu’on a développés depuis plusieurs années (NdR: Morse, Eighttrack et Skelt).  »

USA Import n’est pas le seul disquaire indépendant à avoir baissé le volet récemment. Depuis quelques années, c’est l’hécatombe. En 2008, deux enseignes symboliques ont encore lâché prise: Music Mania, qui après avoir fermé son enseigne bruxelloise, a dû faire de même avec son QG gantois (avant de le rouvrir partiellement); et le Discobox, à Mouscron. Le magasin avait été lancé en 1964 par le fameux Marcel De Keukeleire, à l’origine de tubes plus grands que nature – Born To Be Alive, Brasilia Carnaval

La tendance est à peu près partout pareille. Que ce soit en France ou en Angleterre où l’année 2008 s’est révélée particulièrement traumatisante. Il y a eu la déconfiture Zavvi, la chaîne des ex-Virgin Megastore ayant fermé ses derniers magasins en février. Mais ce n’est pas tout: selon le journal Music Week, c’est plus d’un quart des petits disquaires indépendants de Grande-Bretagne qui ont dû déposer le bilan en 2008. Même topo aux Etats-Unis, où après avoir fermé sa boutique de Times Square, Virgin fermera ses six Megastore restant dans le courant de l’été. Signe des temps, depuis 2007 est organisée une journée nationale des disquaires: le Record Store Day aura lieu cette année le 18 avril…

Cercle vicieux

La révolution numérique n’épargne en fait plus personne. Même des créneaux alternatifs, comme les disquaires d’occasion, sont touchés. A Bruxelles, sur le boulevard Lemonnier, une in-stitution comme le Rockaway vacille. « Je pensais en effet que les magasins comme nous, qui proposent des CD à prix réduits, étaient davantage à l’abri, analyse Thierry, Mr Rockaway . Seulement, il y a toujours moins cher que le « pas cher »: c’est le gratuit! ». Depuis quelques années, Thierry a ainsi vu le public changer. La moyenne d’âge passant de 20-25 ans à 40-45. « Mais même cette frange-là a tendance à diminuer. Je ne suis pas pessimiste de nature, mais je dois bien constater que cela ne peut qu’empirer. «  Thierry songe donc à raccrocher. Il a un nouveau projet en tête: les Bollock Brothers, groupe punk anglais de la fin des années 70 – le tube Harley David (Son of a Bitch), c’est eux – sont des potes. Ils l’ont recontacté. Il pourrait devenir leur manager…

Chez les disquaires « traditionnels », quelques (derniers?) Mohicans résistent encore. Le Juke Box à Namur, Park Music à Arlon, JJ Records à Louvain… Du côté de Liège, Caroline Music reste incontournable. Baloji le cite dans un de ses textes, et quand on y passe la tête, on croise Jéronimo. Pourtant, là aussi la situation n’est pas simple. Francis Thielens n’a pu que constater l’effet du téléchargement, légal ou pas. « Mais à la limite, la concurrence de chaînes comme Media Markt ou la Fnac, avec leurs campagnes de pub très agressives, a encore été beaucoup plus pénalisante. L’autre problème est que depuis l’ouverture des galeries Saint-Lambert, la clientèle s’est déplacée. Du coup, il y a de moins en moins de passage dans le quartier. «  Conséquence: le magasin cherche actuellement à céder son bail pour trouver refuge ailleurs.

A Bruxelles, la même enseigne Caroline est un des derniers disquaires indépendants du centre. Là aussi, le chiffre d’affaires a nettement diminué ces dernières années. « De plus ou moins 40 pc en 8 ans, explique Dédé, pilier et âme du magasin. Comment s’est-on adapté? C’est simple: à la grande époque, on était à 5 personnes et demi. Aujourd’hui, on fonctionne à 3 et demi. «  Ce qui maintient l’enseigne du passage Saint-Honoré? Le service – « On peut encore discuter avec les vendeurs » – et le créneau – le rock indépendant. « On souffre surtout sur les grosses sorties, les Coldplay, U2… Par contre, on arrive à faire des beaux scores avec des groupes plus alternatifs. Animal Collective, Antony & the Johnsons, Beirut… « 

Caroline Music continue de proposer également des tickets de concert. Mais là aussi, l’effet Internet se fait sentir. « Cela amenait un passage et une publicité énormes. On s’est fait connaître par ce biais-là aussi. Par exemple en étant parmi les premiers à vendre les tickets pour Rock Werchter. Le Net a changé ça, à partir du moment où la plupart des gens achètent aujourd’hui leur billet en ligne. Les tickets pour les prochains concerts de PJ Harvey ou Antony, on ne les a même pas vus! » Autre phénomène: les artistes vendent de plus en plus souvent leurs disques à la sortie des concerts. « Un groupe passe par exemple à l’AB et propose au stand merchandising son nouveau disque, parfois avant même qu’il ne soit disponible en magasin. Le fan aura forcément tendance à l’acheter à ce moment-là. « 

Cette tendance, Damien Waselle du label Bang! la confirme. « Pour les labels indépendants, la vente aux concerts (qui a toujours été importante) est devenue en effet incontournable. «  A l’autre bout de la chaîne, on constate également la disparition progressive des disquaires indépendants. « Aujourd’hui, la liste de nos « clients » tient à peu près sur une page. A Charleroi par exemple, il ne reste plus une seule enseigne indépendante. L’amateur doit se rendre au Media Markt de Gosselies. «  Conséquence: les maisons de disques ont de moins en moins d’espaces pour présenter leurs produits. « Le nombre de disquaires diminue et ceux qui restent ont souvent moins de place pour exposer les nouveaux disques. Idéalement, on cherche donc de nouveaux endroits. Comme des librairies par exemple… Mais cela reste marginal. «  L’équation est limpide: la baisse de ventes entraînant la disparition de disquaires, l’amateur de musique doit aussi aller de plus en plus loin pour la trouver. Et finit par se rabattre sur les disquaires en ligne, aux dépens des enseignes « physiques »… Le cercle vicieux parfait.

Anomalie

Le métier de disquaire est-il donc appelé à disparaître? Pas forcément. Ce samedi après-midi, les clients défilent chez Docteur Vinyl, derrière les Halles Saint-Géry, à Bruxelles. Le lieu reste une adresse incontournable des amateurs de musique électronique. Des habitués souvent, qui à peine passée la porte, se voient remis par le Dr Vinyl (alias Geert Sermon) leur « prescription » hebdomadaire, pile de nouveaux maxis susceptibles de les intéresser. « Par rapport à 2007, le chiffre d’affaires de 2008 est identique », constate Geert Sermon. Peut-être parce qu’ici encore plus qu’ailleurs, on est dans une niche. « Avant, l’attitude des DJ était de ne vouloir rien rater. Les boulimiques existent toujours, mais ils vont plutôt acheter sur Beatport. A côté de cela, il y a une clientèle qui sera peut-être plus sélective et qui continue à acheter du vinyle. « 

Dernier coup de sonde, à Uccle cette fois, dans le quartier de la Bascule. On se renseigne auprès de deux collégiens. Grossière erreur. « Un magasin de quoi? »« Euh, de CD »« Vierges? »… On trouve finalement le Sunset Music, 200 mètres à peine plus loin, mais planqué dans la rue de la Bascule, perpendiculaire à la chaussée de Waterloo. Ici aussi, le chiffre d’affaires n’a pas bougé en 2008. « Et par rapport à 2006, la baisse n’a pas dépassé les 2 pc », sourit Jean-Pierre Georges, qui s’est notamment fait une réputation avec la lounge music. « On a été les premiers à vendre du Buddha Bar sur Bruxelles! » Aujourd’hui, ce passionné ne vendra peut-être pas plus de deux ou trois CD de grosses machines comme André Rieu. « Par contre, j’ai déjà écoulé plus de 250 exemplaires de l’album de Melody Gardot (NdlR: jeune chanteuse jazz, dans la lignée de Norah Jones). Le bouche à oreille fait beaucoup. En général, je crois qu’on attire les gens qui n’ont pas envie de descendre jusqu’en ville. Et puis, ils savent qu’ils vont pouvoir compter sur nos conseils ». Complètement excentré, dissimulé dans une rue sans passage, le Sunset constitue ainsi une joyeuse anomalie. En espérant que cela ne soit pas une des dernières du genre…

Texte Laurant Hoebrechts

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