LE GRAND RÉALISATEUR DE DOCUMENTAIRESFREDERICK WISEMAN POURSUIT SA TOURNÉE DES INSTITUTIONS AVEC LE MAGNIFIQUE NATIONAL GALLERY.

Jamais on ne lui donnerait les 84 ans qu’il fêtera en même temps que le début de 2015! Frederick Wiseman n’est pas seulement un des plus grands cinéastes dans le domaine du documentaire, qu’il pratique depuis le milieu des sixties. Celui qui fut… professeur de Droit avant de prendre une caméra est l’auteur d’un corpus de films cohérent et pénétrant, qui aborde l’humanité, la société, par le biais de lieux et d’institutions clés comme l’asile psychiatrique de Titicut Follies (1967), le lycée de High School (1968), le commissariat de police de Law And Order (1969), l’hôpital de… Hospital (1970), le camp militaire de Basic Training (1971), le monastère de Essene (1972), le tribunal pour mineurs de Juvenile Court (1973), le laboratoire d’expérimentation sur les singes de Primate (1974), le centre d’aide sociale de Welfare (1975), l’abattoir de Meat (1976), le grand magasin de Store (1983), le service de soins intensifs de Near Death (1989) ou le jardin zoologique de Zoo (1992). Pour ne citer que quelques-uns de ses 40 films!

Cela faisait déjà plusieurs décennies que Wiseman désirait investir l’espace d’un grand musée. C’est chose faite désormais, avec ce National Gallery qui compte parmi ses plus belles réussites. « Un musée manquait évidemment à ma série sur les institutions!« , s’exclame celui qui opéra quelques tentatives dès le début des années 80. « Le premier musée que j’ai contacté, un des plus grands de New York, m’a même demandé de l’argent… « , sourit rétrospectivement un cinéaste dont les budgets ont toujours été extrêmement modestes (« une limite mais aussi un gage de liberté« ). « L’opportunité de travailler avec la National Gallery de Londres s’est présentée alors que je faisais… un séjour de ski en Suisse« , révèle de surprenante manière un Wiseman qui explique: « Sur les pentes du petit village, j’ai fait la connaissance d’une amie d’un de mes amis, une femme qui travaille dans ce musée londonien. Elle avait vu certains de mes films et m’a demandé si je serais intéressé de tourner dans un musée. Si j’étais intéressé? Bien sûr! Et depuis longtemps, encore bien. Mais aurais-je l’autorisation? Comme elle était responsable du service éducatif de la National Gallery, elle m’a arrangé un rendez-vous avec le directeur, Nicholas Penny. Je lui ai soumis mes demandes et il a dit: « Ok« …  »

Discours de la méthode

Les demandes de Wiseman, sur lesquelles « il n’est pas question de transiger« , étaient entre autres de « ne pas être accompagné d’un gardien, d’avoir un « passe » me donnant accès à l’ensemble du bâtiment à tout moment, et de pouvoir filmer tout ce que je souhaitais« . Le tournage se déroula sur huit semaines. Et la direction du musée ne put voir le film (autre exigence du cinéaste) que totalement terminé, étalonné, mixé, « dans sa forme finale et définitive ». Laquelle plut beaucoup à Nicholas Penny et à son équipe. « Tant mieux« , lâche en français, et avec un sourire, un Frederick Wiseman laissant clairement entendre que l’approbation des responsables d’une institution où il filme n’est pas un de ses objectifs premiers…

« Avec le recul, reprend-il, je me dis que c’est très probablement mieux d’avoir pu faire le film à la National Gallery plutôt qu’au Louvre ou au Prado ou encore au Metropolitan Museum de New York. Parce que le musée est plus petit. Il n’expose que des peintures, pas de sculptures ou autres. On y trouve 2400 des plus beaux tableaux au monde. J’en ai filmé 250… » Wiseman a aussi filmé les hommes et les femmes qui travaillent sur place (des dirigeants aux administratifs en passant par les artisans et autres experts), et le public qui fréquente les lieux. De quoi générer une matière abondante, multiforme, à partir de laquelle le montage, phase cruciale du processus, pouvait commencer: « Deux mois pour voir tous les rushes et éliminer 50 % de la matière, puis huit mois pour faire un bout-à-bout de ce qui sera gardé dans l’ordre des séquences du film, ensuite quelques jours consacrés à définir la structure proprement dite, six à huit semaines de travail sur le rythme interne des séquences et le rythme de l’ensemble, et un peu moins pour parvenir au film dans sa version finale. »

« La chose la plus importante au début du montage est de comprendre ce que vous regardez, ou au moins de penser que vous comprenez, explique le cinéaste. Parce que si vous ne le comprenez pas, vous serez incapable de poser les choix qui sont indispensables. 50 % du travail au montage n’a rien à voir avec l’aspect technique, mais bien avec votre réponse à ce que vous voyez et entendez, votre interprétation de ces éléments et vos idées pour les lier entre eux, image par image, séquence par séquence. D’une certaine manière, cela ne concerne pas la réalisation mais plutôt votre expérience, vos connaissances, votre intelligence des choses… » Wiseman est entré dans la salle de montage avec un total de 170 heures (!) d’images. Le ratio d’images incluses dans le film achevé est donc d’à peu près 1 sur 58 tournées. A comparer au ratio habituel du cinéaste, qui est de 1 sur 30. Et au record de matériel tourné: 250 heures pour At Berkeley, filmé à la fameuse université californienne (« Faut dire que les universitaires, ça cause vraiment beaucoup« , rit le réalisateur).

Valeur ajoutée

Revenant à ses explications de fond, notre interlocuteur aborde le stade final des choses. « Je me donne beaucoup de mal pour que mes documentaires donnent l’illusion d’une forme organique, dit-il. Le sentiment qu’une chose en suit naturellement une autre, dans une grande fluidité… alors que c’est de la fiction, rien n’ayant été filmé dans la chronologie du film que voit le spectateur. » C’est le cas de National Gallery, oeuvre foisonnante mais d’une exemplaire clarté, de laquelle émergent toutes les questions et problématiques auxquelles le monde muséal et la culture en général sont aujourd’hui confrontés. Et ce des réductions de subsides à la commercialisation galopante, en passant par la com’ et le difficile équilibre d’une rigueur tempérée par l’envie de toucher un plus large public. « Un grand musée n’est pas hors de la société, il en subit les évolutions, les crises, et il doit y faire face, conclut Frederick Wiseman. Il en va de même des arts, de tous les arts, spécialement ces dernières années. Dès qu’il faut faire des économies, on cible très vite la culture. C’est totalement stupide! La culture offre une énorme valeur ajoutée, non seulement pour l’intelligence et la civilisation mais aussi pour l’emploi et même la richesse matérielle d’un pays! »

AVANT-PREMIÈRE DE NATIONAL GALLERY LE 14/12 À 19 H À BOZAR, RUE RAVENSTEIN 23, 1000 BRUXELLES (WWW.BOZAR.BE).

PROGRAMME FREDERICK WISEMAN À LA CINEMATEK DU 17/12 AU 28/02 (AVEC AUSSI QUATRE AUTRES FILMS RÉCENTS DU CINÉASTE: CRAZY HORSE, BOXING GYM, LA DANSE ET AT BERKELEY. (WWW.CINEMATEK.BE)

RENCONTRE Louis Danvers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content