LE NEW-YORKAIS DAVID SAMUELS S’EMPARE DE LA VIE D’UN FAUSSAIRE MAGNIFIQUE DANS UNE ENQUÊTE À HAUT POUVOIR ROMANESQUE ET SUBJECTIF. LE JOURNALISME NARRATIF: POURQUOI, COMMENT? RÉPONSES AVEC LA NOUVELLE STAR DU SEUL GENRE LITTÉRAIRESPÉCIFIQUEMENT AMÉRICAIN.

A l’origine, l’article s’appelle The Runner. Il s’étale des pages 72 à 85 de l’édition du 3 septembre 2001 du New Yorker. Huit ans plus tard, le papier est repris par son auteur, et fait l’objet d’une version généreusement augmentée: un volume de 192 pages publié aux bien nommées éditions… The New Press. Presse ou littérature? Reportage ou roman? Ou tout cela à la fois? Symptomatique: aujourd’hui traduit en français par les défricheuses et américanophiles Editions du sous-sol, le livre intègre une collection singulièrement intitulée « Non Fiction ». Un terme que David Samuels, son auteur de passage à Paris, mine de baroudeur américain typique, récuse avec ironie. « Non fiction?! Je hais ce terme: imaginez que l’art que vous faites soit appelé « non painting »: « Oh, je vois, tu fais de la non-peinture! » Si ce que je fais est de ne pas faire quelque chose, au fond, qu’est-ce que je fais? » L’étiquette est pourtant commode: sous ses apparences de storytelling, Mentir à perdre haleine (son titre français) recueille, expose et informe une suite de faits réels -vérifiables et vérifiés. Il est en cela un authentique morceau de ce qu’on appelle aussi outre-Atlantique « Long Form » (la longueur inhabituelle des articles) ou « New Journalism » (terme générique emprunté à son âge d’or des ’60-’70) -soit un journalisme qui, pour faire son office, use des codes et techniques de la fiction. Rien n’y est inventé -pour autant, rien n’y est objectif.Contributeurstar de Harper’s Magazine, The Atlanticou TheNew Yorker, David Samuels y a fait son trou, ou davantage. Mitrailler Britney Spears, oucomment un journaliste français a recruté une troupe d’agents de stationnement brésiliens et des livreurs de pizzas pour créer le produit de divertissement le plus addictif d’Hollywood (The Atlantic, 2008), Les Pink Panthers,ou comment une bande hétéroclite de voleurs des Balkans relance les braquages audacieux (New Yorker, 2010), Wild Things, la nature animale, le racisme humain et l’avenir des zoos (Harper’s, 2012), American Mozart, un portrait de Kanye West (The Atlantic, 2012), Comment la Libye a gâché des billions, et sa meilleure chance de démocratie (Businessweek, 2014): l’étonnante bibliographie du reporter (et son art impeccable de la punchline) se décompose en thématiques variées, pour le moins. « Vous savez, je vis exactement comme tout le monde: je vais dans les endroits, je lis les journaux, je parle aux gens, j’absorbe les choses. Puis certaines curieuses répétitions, certains modèles viennent me frapper: soudain, quelque chose ne va pas dans un récit qu’on me fait. Je dois alors découvrir deux choses: qu’est-ce qui se passe? Et pourquoi cela vient m’interpeller personnellement? En deux temps, vous avez là tout ce qui me fait écrire: voilà le processus du reportage. »

A cet égard, l’histoire à l’origine de Mentir à perdre haleine est ce qu’on appelle un bon sujet. Sous-titré Toute la vérité sur les incroyables mensonges et le fabuleux destin de James Hogue, l’imposteur de l’Ivy League, le livre est une vaste enquête (menée sur plus de cinq ans, auprès d’une foule de témoins) sur les embranchements anormalement multiples de la vie d’un fabuliste professionnel qui, entre autres mystifications, parvint à intégrer Princeton sur base d’un CV génialement truqué. Un parcours très Catch Me If You Can qui permet à David Samuels d’aller faire trembler le socle de l’Ivy League -cette union des huit universités privées les plus prestigieuses des Etats-Unis, symbole d’excellence académique et d’élitisme social aux fonctionnements officieux. « Vous savez, les universités aux Etats-Unis reposent sur un système qui porte un nom: méritocratie. Un nouveau système de classes où le mérite déterminerait la hiérarchie en lieu et place de qualités ou de positions héritées. Or, l’histoire de James Hogue était l’histoire d’un individu d’une intelligence hors-normes qui avait été attrapé, démasqué, et qui avait dû retourner à ses basses origines ennuyeuses -ce n’était pas l’histoire de quelqu’un qui avait pu se réinventer de zéro et soudain gagner des millions de dollars (rires). C’était très intéressant: Hogue venait dire qu’il y a quelque chose de très faux dans le système, et dans ce mythe de la mobilité sociale. Cet individu et Princeton se situaient au même endroit: ils se méritaient l’un l’autre. Il était ce menteur patenté, tandis qu’elle racontait un profond mensonge sur la méritocratie. »

Brûler le roman américain

Comprendre et patiemment déplier les répercussions partagées d’histoires singulières, venir questionner les implicites de la société dans son ensemble… Il faut sans doute en revenir aux origines du New Journalism pour en prendre la mesure: le genre est complètement inhérent à la société américaine, créé de toutes pièces comme une forme littéraire unique capable, dès les origines, d’interpréter les moments clés de la construction de l’Amérique. Et en premier lieu la conquête de l’Ouest et l’avancée de la frontière. « Les Américains ont commencé à écrire des comptes rendus sur leur propre société dans les années 1840-1850. Les Etats-Unis étaient un marché ouvert à l’époque, et le sens de l’identité nationale était vraiment conflictuel, tout était encore à faire. On professait: « L’Amérique est LE pays », mais ce pays continuait à changer, bouger, s’étendre, et soudain c’était en Californie que ça se passait. Nous avions des concepts abstraits en lesquels croire: la liberté et le droit au bonheur -mais qu’est-ce que le bonheur voulait dire? Et qu’est-ce qu’on foutait là, dans ce pays dont nous n’étions même pas issus, pourquoi s’en était-on emparé?Chaque fois qu’un auteur se mettait à écrire sur une nouvelle partie de ce pays en expansion dans un journal (des articles rendant compte d’un voyage ou d’un procès pour meurtre par exemple), ce qu’il écrivait devenait de facto une métaphore des questions d’ordre social et individuel. Cela dirigeait les plumes, et faisait littérature. Nous avons inventé le reportage littéraire pour nous rassurer sur notre existence: il s’agissait de bâtir un récit collectif qui donne un sentiment de stabilité sur une réalité instable, et bien trop vaste pour être embrassée en une fois -l’impression d’avoir pied, à défaut de mainmise. En cela, le journalisme était un demi-mensonge… » De là à dire que la Non Fiction est le seul genre américain autochtone, il n’y a qu’un pas, que David Samuels franchit, avec son sens de l’image. « Vous pouvez -et croyez bien que je dis cela avec toute l’admiration que j’ai pour les romans de Robert Stone ou Saul Bellow, ou Moby Dick, qui est le chef-d’oeuvre absolu pour moi-, prendre absolument tous les romans américains, et les brûler; ils peuvent disparaître de la conscience de la planète sans que le roman en tant que genre y perde quelque chose. Et vous pouvez en faire de même avec le théâtre américain, ou la poésie américaine. La Non Fiction est LE genre littéraire américain, parce qu’elle a été la réponse très spécifique à des besoins américains. Et je suis convaincu que la littérature mondiale serait par contre mortellement amputée si on perdait The White Album de Joan Didion ou Le Chant du bourreau de Norman Mailer, sans doute le meilleur livre sur l’après-guerre en Amérique jamais écrit. »

Mais de même que le genre du roman a fait plus qu’essaimer aux Etats-Unis (cette obsession du « Grand Roman américain » chez ses écrivains, et ses lecteurs), l’intérêt grandissant pour la Non Fiction de ce côté-ci de l’Atlantique pourrait faire école -c’est en tout cas l’avis du maître. « Vous savez, je pense qu’il y a une raison au fait que je sois en France aujourd’hui pour parler du New Journalism. L’intégration dans l’union européenne, et les migrations de masse qui viennent à la fois l’enrichir et la perturber: ces questions ne peuvent pas être complètement comprises ou contenues dans vos vieilles structures françaises, belges, allemandes… Ces interrogations qui semblaient typiquement américaines concernent plus que jamais les Européens. Et je pense que cette littérature américaine peut servir de modèle pour réfléchir tout cela. Tout simplement parce que cette forme a précisément été inventée pour dealer avec ce genre de questions. »

MENTIR À PERDRE HALEINE DE DAVID SAMUELS, ÉDITIONS DU SOUS-SOL, COLLECTION NON FICTION, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR LOUIS ARMENGAUD WURMSER, 186 PAGES.

RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris

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