Le pays de Björk débarque à Bruxelles avec l’ambitieux festival Iceland On The Edge au Bozar. Prétexte idéal pour un voyage au cour d’une culture en éruption.

u Musée National de Reykjavik, sur un étalage qui rassemble les objets de l’Islande contemporaine, trône un vinyle de Björk, son premier album sorti alors qu’elle n’avait que douze ans. Björk est un trésor national doublé d’une icône absolue qui se confond avec son pays. C’est évidemment le totem qui cache la forêt, en l’occurrence une jungle bourrée d’artistes en tous genres, le rock servant de trait d’union entre toutes les disciplines. L’Islande déchire toutes les statistiques: au moins 300 groupes rock pour une population qui fait à peine le tiers de Bruxelles, 400 disques sortis chaque année.  » L’Islandais est direct et relax, se caractérise par sa créativité et son esprit communautaire. Il a la volonté d’aller de l’avant, de repousser les limites. C’est pour cela que la plupart des musiciens jouent dans quatre ou cinq groupes. » Directeur du très rock Iceland Airwaves Festival, Eldar Astthorson, engoncé dans une parka, connaît ses dossiers. Pour sa neuvième édition, le festival showcase à la mode a reçu 300 candidatures locales, et en a retenu 150.  » La majorité des groupes viennent de Reykjavik et pour se distinguer des autres, veulent absolument se forger un son unique… », explique Eldar. En cela, il n’existe pas de « son islandais » uniforme, mais plutôt une pluie de formations aux couleurs divergentes, dopées par un sens généreux de la mélodie et un goût pour la transgression. Sans oublier une mélancolie qui découle de l’environnement, à la fois fascinant et hostile. Pas étonnant donc que la nature vampirise la musique comme dans les libations cosmiques de Sigur Ros ou dans les pointillés sonores d’Amiina, quatre filles aux ambitions amniotiques ( voir encadré).

SIX MILLE CHORALES

L’Islande se découpe sous des ciels immenses qui dominent une terre aride jonchée de pierres noires, sans arbres. On peut bien sûr s’éclater par tous les temps au Lagon bleu à une demi-heure de la capitale, source d’eau chaude en plein air, y boire – à un prix prohibitif – de l’alcool alors que des invités de l’ Iceland Airwaves font résonner les platines ou les guitares. Mais le sentiment d’habiter une île dénudée, soumise à une météo humide et à un conservatisme longtemps prédominant, draine son lot de cafards et de suicides.

Le pays aux 6 000 chorales résonne d’une mutation récente: l’Islande est passée d’une société provinciale isolée dans l’avant-guerre à une île hype, où la nature préservée et les technologies de pointe hypra-développées attirent des week-enders de New York, Londres et Paris. Indice d’une branchitude annoncée, Damon Albarn, de Blur, y possède un bar, le Kaffibarrin… N’empêche, Reykjavik trimballe toujours une drôle de gueule, entre galeries d’entrepôts ternes et habitations sorties d’une saga viking. On vous y accoste volontiers avec une gentillesse et un reste de candeur depuis longtemps disparus à Bruxelles ou Paris. Pendant le festival Iceland Airwaves, décentralisé dans une dizaine de lieux, certains concerts s’invitent dans des maisons où meubles et objets privés sont laissés à la merci du sens civique des spectateurs. Personne ne songe même à les « emprunter ».

Mais l’isolationnisme a un prix.  » La société islandaise est étroite, elle entraîne un sentiment de claustrophobie« , explique Erna Omarsdottir, ravissante danseuse qui connaît bien la Belgique où elle travaille avec Les Ballets C de la B d’Alain Patel. Elle sera à Bruxelles pour le Festival ( voir encadré) et trouve dans les allers-retours entre chez nous et son île, une énergie salvatrice. Avec le besoin constant de revenir se ressourcer en Islande.

BIèRE INTERDITE, PUNK AUTORISé

Et puis que penser d’un pays qui n’autorise la bière que depuis 1989 (1) ?  » On sait que le bon goût tue la créativité et donc l’Islande a encore un bel avenir devant elle« , répond Einar Örn Benediktsson avec un sourire de troll. A 45 ans, ce musicien entrepreneur de la scène islandaise s’est fait un CV d’envergure: compagnon de Björk au sein des Sugarcubes, il symbolise le premier succès pop en-dehors de l’Islande.  » En 1981, à Reykjavik, il n’y avait qu’une seule salle de concert et trois bars ouverts de 18 à 24 heures, deux magasins seulement vendaient de l’alcool aux moins de vingt ans. » De cette époque bouleversée par l’arrivée du punk, Einar retient aussi « le poids de la religion » et les drogues en provenance des Iles Féroé. Pour ce quadra qui a réussi dans l’Internet business, la soirée de Bruxelles est celle de son label, Bad Taste, créé à l’image de la société islandaise, mix boulimique de créateurs polyculturels.

L’île s’appuie toujours sur un fort désir de littérature, de vieilles sagas et autres histoires qui confectionnent d’invérifiables légendes au lyrisme prononcé. Aujourd’hui, les mots sont relayés par la musique et les images. Ruri, artiste plastique, également invitée au Bozar, fabrique des installations spectaculaires où l’image et le son tournent autour des chutes d’eau. Bruit énorme et rythmique naturelle résonnent comme de l’électro hardcore: ces sculptures visuelles dénoncent aussi les projets d’industrialisation qui menacent les ressources naturelles islandaises. Dans son atelier-hangar, Ruri résume:  » Notre nature est notre laboratoire. Vivre sur une île nécessite de penser large. La différence avec le continent européen est que celui-ci a cultivé la nature pendant des centaines d’années, ici, la beauté a été laissée en grande partie à l’état sauvage. Si nous détruisons notre nature, il n’y aura plus de raisons de venir ici et l’île mourra. Ici, la nature est en symbiose avec l’humain. » En quittant Ruri et ses monstres aquatiques, le ciel de Reykjavik prend une couleur qui n’existe pas, les nuages se fondent en une peinture trompe-l’£il. Il n’y a aucun bruit, on dirait même pas qu’on n’est plus sur terre.

(1) entre 1915 et 1989, les bières de plus de 2,24 d’alcool ont été interdites en Islande.

Ruri, artiste plastique, fabrique des installations spectaculaires où l’image et le son tournent autour des chutes d’eau.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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