L’adieu aux armes

© DANIELA YOHANNES/ECM RECORDS

Souffrant de graves problèmes de santé, Keith Jarrett arrête sa carrière. Capté en 2016, Budapest Concert ressemble beaucoup à un testament musical.

En 2016, Keith Jarrett entreprend une nouvelle tournée européenne dont il ne sait pas encore qu’elle sera la dernière. Âgé alors de 72 ans, le pianiste que l’on entend dans ce double album en solitaire, démontre, si c’était encore nécessaire, qu’il reste un des maîtres absolus de l’art du jazz et de l’improvisation, ce qu’il fut tout au long d’une carrière débutée en 1965 auprès d’Art Blakey et qui explosera, l’année suivante, au sein du quartette de Charles Lloyd.

Ce qui frappe à l’écoute des quatre premières parties de la Suite courant sur les deux CD, c’est la totale liberté qui est la sienne et la profusion d’idées qu’il effleure ou explore dans un flot de musique improvisée ininterrompu et euphorisant. Keith Jarrett expose, dans cette partie du concert, toutes les dimensions de son art, là où le jazz se mélange à la musique contemporaine la plus exubérante, s’il y en eut jamais, et qu’il transforme en une matière sonore aussi vivante qu’excitante. On peut y entendre des traits rappelant Berio ou Stockhausen mais avec des accents relevant du jazz et de lui seul, le tout traversé par des fulgurances que n’aurait pas reniées un Cecil Taylor si critique à son égard. Ni les cris ni les grognements -et les attitudes déplacées de diva dans lesquelles il s’est trop souvent drapé- ne viendront perturber ce flot enivrant. Est-ce le placement des micros qui nous en a (presque) totalement préservés? Sans doute, même si le second CD y répondra de manière plus nuancée. Car Keith Jarrett reste Keith Jarrett et c’est très bien ainsi, puisqu’en bonne logique tous ces bruits parasites font aussi partie du spectacle et sont le prix à payer pour pouvoir jouir de sa musique.

L'adieu aux armes

La suite de cette Suite, divisée cette fois en 8 chapitres d’une durée individuelle plus courte que leurs prédécesseurs, ne possède ni la rigueur soufflante de la première partie ni son unité. Mais, contrastée, elle est pensée autour de thèmes, de réminiscences, de rythmes, de tempi et de genres (blues, boogie, ballades) qui se concluront par l’interprétation de deux standards nous renvoyant directement au jazz des origines -mais aussi aux comédies musicales swing des années 30, époque dans laquelle le pianiste a souvent puisé. Elle nous montre aussi un Keith Jarrett tel qu’en lui-même, naviguant entre art populaire mais sophistiqué et musique savante mais ludique.

Rattrapé désormais par la maladie et ne possédant, aujourd’hui, qu’un seul bras valide après avoir fait deux AVC à deux mois d’intervalle en 2018, Keith Jarrett, victime par ailleurs de pertes de mémoire massives, a décidé de rendre les armes, celles d’un musicien qui, le plus souvent, n’a cessé de tutoyer une beauté sans nom.

Keith Jarrett

« Budapest Concert »

ECM 2700/01 (Outhere).

9

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