Island Records, la compagnie fondée en 1959 par le Jamaïcain blanc Chris Blackwell, a donné au monde la musique de Bob Marley, U2, Tom Waits, Amy Winehouse, Grace Jones ou Stevie Winwood. Plongée dans un demi-siècle de bon goût…

Et si l’éternelle belle gueule de Monsieur Blackwell, septante-deux printemps en juin, n’était que la métaphore d’un catalogue éblouissant, l’un des plus beaux de l’histoire du rock? Hypothèse pas confirmable, contrairement au notoire talent scout de cet aristocrate de la musique, issu d’une grande famille blanche installée dans une île viscéralement noire. C’est dans la confrontation des deux cultures jamaïcaines, celle des coloniaux et des anciens esclaves, qu’a grandi le goût métissé de Blackwell. Lorsqu’il rencontre Bob Marley début 1972, le patron d’Island sent chez le futur roi reggae – fils d’un officier anglais et d’une paysanne jamaïcaine – l’incandescence propre aux mélanges. Aux Wailers transis dans le Londres hivernal, il file la somme cossue pour l’époque de 4 000 livres, afin de rentrer à King- ston et d’y enregistrer un album roots. Mais pas uniquement. Blackwell sera là pour suggérer l’ajout de guitares et de claviers rock aux chansons impériales de Bob & C°. Le disque qui en résulte, Catch A Fire, est non seulement une réussite artistique majeure mais aussi un acte capital dans la naissance des musiques du monde. La signature de Marley et celle de U2, huit ans plus tard, rendent Blackwell richissime mais rétrospectivement, il est clair que sa vision n’a pas de prix. En intégrant folk, pop, reggae, rock, ska, sons du monde, dans un marketing occidental qui ne brade pas les racines, il expose un langage toujours contemporain, propre à traduire les tensions de chaque époque.

La possibilité d’une île

Cette modernité donne un premier tube, monumental, en 1964: la Jamaïcaine Minnie Small vend six millions d’exemplaires de My Boy Lollipop, un irrésistible mélange de ska et de bubblegum. La chanson est le remake d’un hit mineur des fifties, Blackwell l’a (re)produite en lui donnant un gain d’élasticité qui met le titre en orbite mondiale. Cela fait alors deux ans que le membre de la famille (Crosse &) Blackwell(1), fait des allers et retours entre Londres et la Jamaïque, les valises gorgées de pressages ska/bluebeat qu’il vend aux communautés caraïbes des villes anglaises. Mais il comprend vite que le swing des sixties appartient à l’Angleterre: Blackwell y dégotte un prodige de 15 ans à la voix miraculeuse, Stevie Winwood. Avec le Spencer Davis Group, ce dernier offre à Island un autre tube, d’un calibre plus modeste que la perle planétaire de Minnie Small, mais quand même. Keep on Running fait flamber les radios sous le coup d’un rhythm’n’blues véloce, sorte d’équivalent fish & chips des envolées nègres de Tamla Motown. Assez vite, malgré le triomphe récurrent du single, se dessine une nouvelle industrie, celle du Long Playing. A partir de 1967, Island conçoit des 33 tours dans l’optique d’offrir à ses artistes la perspective d’une carrière au long cours, et pas seulement des tubes, par essence, plus éphémères. Une véritable révolution. Ces années-là (1967-1970), le play-boy patron d’industrie, a le flair performant. Ou alors c’est peut-être l’époque qui déverse les talents. Il débusque des folkeux cosmiques (Fairport Convention), un garçon violemment doué pour la ballade en papier froissé (Nick Drake) et une ex-star fugace pour midinettes sixties au nouveau poids existentiel (Cat Stevens). Tout cela forme une écurie délicate où triomphent la mélodie et la soif d’analyser le monde en trois minutes. Tout en continuant à susciter les succès jamaïcains ( Israelites de Desmond Dekker, You Can Get It If You Really Want de Jimmy Cliff), Blackwell décode aussi les nécessités du moment. Avec le groupe Free, il conjugue le hard rock naissant et le besoin de brutaliser la pop. A l’été 1970, Free propulse Alright Now à la seconde place des charts anglais et à la quatrième des classements US: le morceau éructe un riff monumental devant les 600 000 hippies abasourdis de l’Ile de Wight. D’une île à l’autre, Island triomphe.

Peut-être par dandysme naturel, sans doute parce qu’il en a la capacité financière, Blackwell a toujours supporté les mavericks, les egos borderline, les mégalos incurables. Mais uniquement de l’espèce talentueuse. Ainsi, Guy Stevens, longtemps producteur maison d’Island. Avant de connaître la gloire avec London Calling de Clash(2) via des méthodes peu orthodoxes – comme celle qui consiste à verser de la bière dans un piano Steinway et à le ruiner aussi sec – Stevens sera l’acteur agit-prop de la maison Island. Il bosse avec Free et débusque Mott The Hoople, reformatant le groupe pré-glam en embauchant Ian Hunter à la place du vocaliste originel, prestement viré. Parce qu’il trouve qu’une session d’enregistrement de Mott manque de tension inspiratrice, il s’attaque à la console de mix et bousille pour quelques milliers de livres sterling de curseurs. Cette note-là sera payée par Blackwell qui explique une certaine placidité naturelle par une  » éducation dans les rues de Kingston, plutôt extrêmes ». Oui, Blackwell a tout vu et beaucoup compris, choyé la junkie Marianne Faithfull pour en arriver au chef-d’£uvre Broken English, supporté les frasques de Grace Jones, tutoyé le beau monde et la jet-set mais aussi nourri les espérances discographiques du Nigérian King Sunny Ade ou du merveilleux dub poétique de Linton Kwesi Johnson. Dans ce puzzle que devient Island durant les années 70/80, se dessine aussi une manière de survivre à l’industrialisation forcenée du rock et de ses appendices. Blackwell étend son assise financière en investissant dans la qualité: le fameux studio Compass Point, écrin des Bahamas, est un lieu d’enregistrement fantastique. A la hauteur du son qui en est le produit et du packaging du label symbolisé par un palmier débonnaire, Island incarne une forme d’audace musicale, cependant jamais trop éloignée des charts.

En 1989, Blackwell revend à Polygram UK la société fondée trente ans plus tôt en Jamaïque, pour la somme de 272 millions de livres. Pour lui,  » Island est devenu trop grand, trop corporate ». Il reste néanmoins membre du conseil d’administration de la multinationale jusqu’en 1997, une année avant qu’elle ne soit avalée par le géant Universal-Vivendi. Entretemps, la résurgence du back-catalogue en CD, la super starisation de U2 et de Marley ont rendu les nouveaux propriétaires d’Island milliardaires en dollars. Blackwell connaît un certain succès avec sa nouvelle compagnie qui investit largement dans le visuel, Palm Pictures. Toujours très actif, le septuagénaire fortuné, vient d’être élu par Music Week, personnalité la plus influente du showbiz anglais des cinquante dernières années. Tous ces disques incroyables et largement indémodables sont là pour en témoigner.

Pour une longue et passionnante interview de Blackwell, en anglais, http://www.interviewmagazine.com/music/chris-blackwell/3/

(1) Industrie alimentaire florissante, spécialisée dans la production de sauces exotiques.

(2) Paru fin 1979 sur un autre label, CBS.

Texte Philippe Cornet

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