La vie matérielle

© PATRICE NORMAND

Recluse volontaire en Irlande, une jeune femme explore tous les angles de sa vie domestique. Imprévu, désarmant, éblouissant objet littéraire que cet Étang.

Un projet de thèse qui tombe à l’eau, une histoire d’amour qui l’a prise, l’eau: les circonstances sont nébuleuses (tout au plus apprendra-t-on que ladite thèse devait porter sur la souffrance amoureuse dans l’Histoire de la littérature -une mise en abyme qui ne manque pas d’ironie…). Toujours est-il que la défaitiste narratrice est partie s’installer seule dans un cottage au fin fond d’un vallon d’Irlande. De sa biographie, de son nom, de son allure, on ne saura rien, car la jeune femme manipule et conduit son récit (un autoportrait franchement anti-balzacien) comme bon lui semble, s’adressant en bonne misanthrope avant tout à elle-même (et il est vrai qu’ordinairement, on ne passe pas son temps à se redire à soi sa propre histoire). Promenades dans la campagne irlandaise, contemplations irritées du ciel, ébauche de fascination pour l’étang voisin, rapprochements (fantasmés puis moins) avec un voisin, commentaires métaphysiques sur une recette de cuisine: difficile d’appeler ça une histoire.  » Les changements d’envergure n’avaient en fait aucun intérêt pour moi; c’était plutôt les petites choses demeurant constantes qui m’attiraient. » Ici et là, ses minuscules explorations et conjectures scénaristiques (vêtements râpés, encre verte, eau de pluie, bac à compost) servent de paravent à ce qu’on devine être une colère vitale. Ailleurs, ils témoignent de cette folie douce qui gagne les âmes imaginatives quand elles n’ont parlé à personne depuis trop longtemps (page 141, cette ode au concentré de tomate, ou page 114, ce constat d’échec existentiel très découragé concernant des boutons de réglage de rechange introuvables pour sa kitchenette).

La vie matérielle

Détaillant les manies de son esprit et questionnant sa faculté à les traduire (ses mots ou bien courent tout seuls sur la feuille ou bien se dérobent), l’héroïne ne fait pas qu’esquiver délicieusement les questions fondamentales. Poursuivant son geste d’autosabotage, elle en vient à mettre en cause jusqu’à la langue elle-même et son prétendu pouvoir de coïncidence.  » Si ça dépendait de moi je ne mettrais pas d’écriteau étang près d’un étang, soit j’écrirais autre chose, tel que Eaux grasses, soit je ne ferais rien du tout. »

Maîtresse de maison

Impossible d’assister aux inouïs premiers pas d’écrivain de l’Anglaise Claire-Louise Bennett sans penser à Beckett (les décollements incongrus de la langue), Sylvia Plath (la poésie domestique), Virginia Woolf (le flux intérieur, l’ironie) ou encore Gaston Bachelard ( La Poétique de l’espace, cité en exergue). Réflexion sur l’espace intime, le récit, fragmentaire, est une tentative de donner à lire ce qu’habiter -une maison, une conscience- veut dire. Les incessantes bifurcations, insurrections et autres paradoxes hilarants de son monologue exemplifient à cet égard le miracle que constitue parfois la littérature pour les âmes vacillantes et les gens qui doutent.  » -toutefois personne ne peut savoir ce qui se fabrique sans cesse dans l’esprit d’un autre et donc, pour cette raison uniquement peut-être, ma façon d’être, telle qu’elle est, peut être très déroutante, déconcertante, inexplicable; même, en réalité, offensante parfois. » Érigeant le flou en qualité existentielle et littéraire, L’Étang est le texte le plus merveilleusement étrange et familier qu’il nous ait été donné de lire depuis longtemps.

L’Étang

De Claire-Louise Bennett, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais par Thierry Decottignies, 224 pages.

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