AVEC UN CHIEN ANDALOU, BIENTÔT SUIVI DE L’ÂGE D’OR, LE CINÉASTE ESPAGNOL LUIS BUÑUEL LIVRAIT DEUX FILMS FONDATEURS DU SURRÉALISME, TOUT EN JETANT LES BASES D’UNE oeUVRE SUBVERSIVECHOC ESTHÉTIQUE DU PREMIER SUCCÉDANT LE SCANDALE PROVOQUÉ PAR LE SECOND…

(Il était une fois…)

« Un balcon dans la nuit. Un homme aiguise son rasoir près du balcon.

L’homme regarde le ciel au travers des vitres et voit…

Un léger nuage avançant vers la lune qui est dans son plein.

Puis une tête de jeune fille, les yeux grands ouverts. Vers l’un des yeux s’avance la lame du rasoir.

Le léger nuage passe maintenant devant la lune.

La lame de rasoir traverse l’oeil de la jeune fille en le sectionnant. »

La scène d’ouverture d’Un chien andalou, court métrage réalisé par Luis Buñuel en 1929 au départ d’un scénario écrit à quatre mains avec Salvador Dali, reste l’une des plus saisissantes de l’Histoire du cinéma. Ce que l’on qualifierait aujourd’hui d’image-choc, au point d’ailleurs que son impact ne s’est guère atténué à plus de 80 années de distance. Il y avait encore dans cet oeil tranché (l’homme tenant le rasoir n’étant autre que le réalisateur lui-même, et l’oeil celui d’un… veau) l’invitation, (dé)voilée, à regarder autrement, le film faisant office de révélateur de mondes intérieurs. A rebours des clichés, l’artiste espagnol jetait là les bases d’une oeuvre d’essence surréaliste et non moins viscéralement subversive.

Si le film continue à susciter le trouble, c’est aussi parce qu’il y bousculait les schémas narratifs traditionnels pour procéder par associations visuelles, s’ouvrant aux fantasmes suivant une logique qui emprunte à celle de l’écriture automatique. Une démarche sur laquelle le cinéaste allait s’épancher dans ses conversations avec Tomas Pérez Turrent et José de La Colina (1): « Alors que je passais Noël avec Dali à Figueras, je lui suggérai que nous fassions un film ensemble. Dali me dit: « Moi, cette nuit j’ai rêvé que des fourmis pullulaient dans ma main ». Et moi: « Eh bien! Moi j’ai rêvé qu’on tranchait l’oeil de quelqu’un. » Nous avons écrit le scénario en six jours. Nous étions tellement en symbiose qu’il n’y avait pas de discussion. Nous travaillions en accueillant les premières images qui nous venaient à l’esprit et nous rejetions systématiquement tout ce qui pouvait venir de la culture ou de l’éducation. Nous faisions surgir les images irrationnelles, sans aucune explication. »

Le résultat est sidérant, et il émane de ces 17 minutes le sentiment d’une absolue liberté – quelque chose comme les fragments d’une chronologie contrariée du désir, au son du Tristan et Isolde de Wagner et de tangos argentins. Au-delà de la provocation -Dali écrira: « Un chien andalou était le film de l’adolescence et de la mort que j’allais enfoncer comme un poignard en plein coeur du Paris spirituel, élégant et cultivé » (2)-, le film intrigue et séduit, et pas seulement parmi les cercles surréalistes qui ont tôt fait d’adouber Buñuel. Un chien andalou restera huit mois à l’affiche du Studio 28, à Paris, à compter d’octobre 1929, glanant un statut culte. Et si Buñuel précise qu’en guise de scandale, « il y a eu des évanouissements, un avortement, plus de trente dénonciations au commissariat de police », ce ne sont là, en définitive, que péripéties, eu égard à l’impact esthétique majeur de l’oeuvre.

Une exaltation de l’amour fou

Quand le réalisateur se lance ensuite dans L’âge d’or (1930), la perspective a sensiblement évolué. « Dans Un chien andalou, il n’y a pas de critique sociale ni de critique d’aucune sorte. Dans L’âge d’or, oui. Il y a un parti pris d’attaque de ce que l’on pourrait appeler les idéaux de la bourgeoisie: famille, patrie et religion. » A l’instar du Sang d’un poète de Jean Cocteau et du Mystère du Château de Dé de Man Ray, le film est commandité par Charles et Marie-Laure de Noailles, couple de mécènes éclairés à l’affût de l’avant-garde. Et s’il débute à la manière d’un banal documentaire animalier sur les scorpions, il y a là surtout une exaltation puissante de l’amour fou, où Buñuel lâche la bride à un inconscient défiant les tabous, en une geste cinématographique délibérément provocatrice. Le désir s’y moque de la bienséance, en effet, et l’artiste brocarde à tout-va, morale bourgeoise comme valeurs chrétiennes, en une association d’images plus ou moins dérangeantes culminant dans l’apparition d’un Christ émergeant d’une orgie, séquence inspirée par Les 120 journées de Sodome, du marquis de Sade.

L’onde de choc sera considérable; l’avant-première mondaine, où se bouscule le Tout-Paris, de Picasso à Drieu La Rochelle, laisse ses spectateurs perplexes. Et si L’âge d’or a reçu son visa d’exploitation, des organisations d’extrême-droite saccagent bientôt le Studio 28 où sera projeté le film (lacérant au passage les toiles de surréalistes exposées dans le hall); de demandes de censure en appels outranciers, le scandale enfle, jusqu’à le voir purement et simplement interdit. « L’exemple de L’âge d’or est révélateur d’une époque, observe Guillaume Evin, l’auteur de Quel scandale! Le film sort en 1930, en pleine période de montée des périls, avec la puissance de ligues patriotes qui flirtaient avec des thèses antisémites et nationalistes, et alors que le poids de la religion est très fort. Manifeste surréaliste pour l’amour fou, au mépris des conventions bourgeoises, il va déclencher un tollé monstrueux. Mais derrière, c’est quoi? Un groupuscule d’excités et de fanatiques qui vont créer un scandale et bloquer sa diffusion. A tel point que le film sera interdit en France pendant 50 ans: il faudra attendre 1981, et l’arrivée au pouvoir des socialistes, pour qu’il soit libéré des chaînes de la censure. Les mentalités et les autorités de l’époque n’ont pas supporté le blasphème, l’attaque religieuse. Mais quand on voit le film, c’est juste un kaléidoscope d’images un peu dérangeantes: une vache sur un lit, un évêque défenestré, une fille suçant l’orteil d’une statue, un couple faisant l’amour dans la boue… » En quoi Le Figaro verra « les épisodes les plus obscènes, les plus répugnants, les plus pauvres », la Ligue des Patriotes dénonçant pour sa part « l’immoralité de ce spectacle bolchevik ». Il n’y a pas que les mentalités qui aient changé depuis, mais aussi la terminologie…

L’héritage de Buñuel

Aux Etats-Unis au moment des faits -il avait été invité par la MGM-, Buñuel se réjouit d’un « scandale enchanteur ». Voire, toutefois, de retour à Paris, le cinéaste aragonais tentera, en 1932, de contourner l’interdit, soumettant son film, amputé de quelques scènes, et rebaptisé entre-temps Dans les eaux glacées du calcul égoïste (un titre emprunté au Manifeste du parti communiste d’Engels et Marx), à la commission de censure. En pure perte, toutefois, cette dernière lui refusant son visa. Le temps rendra sa qualité de chef-d’oeuvre à L’âge d’or, au coeur de ce que l’on a appelé « le plus grand scandale surréaliste », pour un film sans équivalent. Le critique Alain Riou dira ainsi: « S’il existait un Oscar du sacrilège, L’âge d’or l’enlèverait sans combattre. Brillamment conçu, froidement exécuté, inventif, magistral, ce film unique dans l’Histoire marque un sommet de l’art provocateur qui, peut-être, ne sera jamais dépassé. » (3) La Cinémathèque Royale de Belgique ne s’y est d’ailleurs pas trompée qui, en 1958, saluera le génie de Buñuel en créant, en son hommage, le Prix de l’âge d’or, qui récompense un film qui « par l’originalité, la singularité de son propos et de son écriture, s’écarte délibérément des conformismes cinématographiques. » Le palmarès aligne les noms de Raoul Ruiz, Jean-Luc Godard, Manoel de Oliveira, Derek Jarman, Béla Tarr, Joao César Monteiro, Alexei Guerman, Shinji Aoyama, Kornél Mundruczo, ou encore Bruno Dumont.

La question de la descendance contemporaine de Buñuel se pose néanmoins. L’ouverture d’Un chien andalou trouve quelque écho dans le cinéma d’un David Cronenberg, et David Lynch, par ses audaces narratives et ses appels à l’inconscient en apparaît comme le lointain héritier, la charge provocatrice en moins. D’autres, encore, ont su déflorer des terrains esthétiques ou narratifs inédits. La Palme d’Or à Apichatpong Weerasethakul pour Uncle Boonmee a ainsi été diversement appréciée, et le Holy Motors de Leos Carax a suscité des réactions parfois virulentes. Rien de comparable, toutefois, au tollé suscité à l’époque par L’âge d’or -le cinéma ne dérange plus guère, sous nos latitudes en tout cas, ou alors plus superficiellement. A croire que les chocs esthétiques sont à chercher ailleurs, et notamment dans l’art contemporain, face auquel les censeurs ne désarment du reste pas. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir les lamentables assauts d’intolérance et autres actes de vandalisme dont ont récemment fait l’objet des installations de Paul McCarthy ou Anish Kapoor…

(1) CONVERSATIONS AVEC BUÑUEL. IL EST DANGEREUX DE SE PENCHER EN DEDANS, DE TOMAS PÉREZ TURRENT ET JOSÉ DE LA COLINA, PETITE BIBLIOTHÈQUE DES CAHIERS DU CINÉMA.

(2) LA VIE SECRÈTE DE SALVADOR DALI, ED. GALLIMARD.

(3) CITÉ DANS 50 FILMS QUI ONT FAIT SCANDALE, CINÉMACTION N°103, ED. CORLET – TÉLÉRAMA.

LA SEMAINE PROCHAINE: PATHS OF GLORY DE STANLEY KUBRICK.

CHAQUE SEMAINE, RETOUR EN PLAN LARGE SUR UN FILM QUI A CHOQUÉ SON ÉPOQUE.

TEXTE Jean-François Pluijgers

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