DEPUIS 40 ANS ET L’HORLOGER DE SAINT-PAUL, BERTRAND TAVERNIER A COMPOSÉ L’UNE DES FILMOGRAPHIES LES PLUS PASSIONNANTES DU CINÉMA FRANÇAIS -AFFAIRE EN COURS, PUISQU’IL VIENT DE TERMINER SON QUAI D’ORSAY. INVITÉ D’HONNEUR DU FESTIVAL DE BRUXELLES, LE RÉALISATEUR DE L’APPÂT S’EST PRÊTÉ DE BONNE GRÂCE À UN EXERCICE RÉTROSPECTIF.

A l’image de son cinéma, Bertrand Tavernier est un homme généreux. Invité d’honneur du Brussels Film Festival, le cinéaste français a choisi de s’y multiplier, ajoutant à une master-class deux leçons de cinéma, et un détour par la Cinematek afin d’y présenter une carte blanche (lire par ailleurs). De même, à l’époque des entretiens formatés au plus court, ne se montre-t-il pour sa part point avare de son temps: une heure et demie dans le bar d’un hôtel parisien non loin du Louvre, histoire d’aborder son parcours de cinéaste, sa cinéphilie et d’autres sujets qui l’occupent. Ainsi de ce cinéma européen qui donne son thème au festival, et dont l’on a craint un temps qu’il ne soit malmené au titre des négociations commerciales devant s’ouvrir entre le Vieux continent et les USA, et des menaces brandies à l’égard de l’exception culturelle -l’entretien se déroule le vendredi 14 juin, échéance cruciale en la matière.

« Il y a un cinéma européen, qui se décline de 50 façons différentes, contextualise Tavernier. Si l’on parle des bons films, il y a une ligne de démarcation entre l’Europe et les Etats-Unis: en schématisant beaucoup, on pourrait dire que le cinéma américain est, dans l’ensemble, un cinéma d’affirmation, là où son homologue européen est un cinéma de questionnement. Mais ce cinéma européen risque d’être passablement malmené par Monsieur Barroso dont on ne soulignera jamais assez la nullité, la dangerosité et l’incapacité: passer de Delors à Barroso, c’est vraiment sombrer, quant à la manière qu’il a de se coucher devant l’Amérique. » Voilà qui se devait d’être dit, haut et fort; ce n’est certes pas pour rien que N.T. Binh avait choisi d’intituler Bertrand Tavernier, le cinéaste de toutes les batailles, le documentaire proposé avec l’édition Blu-ray de La Princesse de Montpensier.

Affinités américaines

Sur son site officiel, le festival de Bruxelles lui donne, de son côté, du Tatave, ponctuant son portrait d’une observation pertinente, à savoir que l’« on peut défendre le cinéma français et aimer la culture nord-américaine ». Affinité élective cultivée tout au long de ses années d’apprentissage cinéphile, et à laquelle il a consacré deux ouvrages de référence, le bien nommé Amis américains et un Cinquante ans de cinéma américain qui continue de faire autorité. Quant à savoir dans quelle mesure elle a façonné son regard, et son parcours de cinéaste? « Cela a forcément joué un rôle, mais plus j’admirais certains films dans le cinéma américain, plus je sentais que j’étais un cinéaste français. Je n’ai jamais lié les deux, ou alors dans un mouvement où je me dissociais totalement. On n’a pas conscience de ces choses-là, même si je pense que certains éléments m’ont marqué dans le cinéma américain: une façon de filmer la nature, les paysages. Je crois à leur poids dramaturgique, et cela se retrouve du Juge et l’assassin à La vie et rien d’autre, en passant par Dans la brume électrique et La princesse de Montpensier. Certains films m’y ont sensibilisé, de même qu’à la topographie, la façon de savoir planter un décor, d’appréhender l’espace, de penser en termes d’espace et de plans larges, c’est une chose que j’ai apprise là. Mais à partir d’un moment, quand je deviens cinéaste, je ne suis pas cinéphile. » Et si, d’aventure, il a tourné In the Electric Mist dans les bayous de Louisiane, ce n’est pas en raison d’un fantasme étatsunien, mais bien parce que le roman de James Lee Burke ne lui laissait, à vrai dire, pas d’autre choix, le réalisateur s’empressant d’ailleurs de préciser que tourner aux Etats-Unis « était plutôt un truc qui m’effrayait ».

L’une des caractéristiques de In the Electric Mist, c’est le sentiment de vérité qui s’en dégage. Pas précisément réputé pour sa propension au compliment, Tommy Lee Jones lui a dit qu’il avait su capter l’essence de la Louisiane du sud. Une qualité que l’on pourrait élargir à son cinéma, tant elle se vérifie que Tavernier s’en aille filmer une école maternelle du nord de la France pour Ça commence aujourd’hui ou qu’il revisite la Première Guerre mondiale sur les pas du Capitaine Conan, par exemple. « C’est de l’amour des choses, apprécie-t-il. Je tombe amoureux des lieux, des personnages, des paysages. Cela m’énerve de lire que je tourne des films de colère, ce sont des films de compréhension et d’amour. Je découvre des milieux que je ne connais absolument pas, le nord de la France, l’école maternelle, le monde des flics, l’adoption, la Louisiane du sud, le XVIe siècle ou le monde des ministères pour mon dernier, Quai d’Orsay (d’après la bande dessinée de Christophe Blain, ndlr): je m’y plonge et j’y trouve des choses qui me touchent, me plaisent, et que je vais essayer d’attraper, pour les rendre proches du spectateur. »

Des films écrits par les personnages

Des lignes de force, il y en a d’autres. Le presse-t-on d’en choisir, qu’il relève « le travail, des gens qui sont sans cesse en mouvement. Je n’ai pas d’oisifs dans mon cinéma, on peut y voir une projection de moi-même. Et énormément de mes films portent sur le travail, avec des gens qui ont un travail à faire. Dans de nombreux films, on va rajouter plein d’intrigues, et moi, j’essaye de me débarrasser de cela: les histoires, et les rebondissements dramatiques proviennent du travail du personnage. A un moment, dans son travail, il fait une action qui a telle conséquence, qui amène tel conflit. Ce n’est que ça, et essayer de donner l’impression que les scénarios des films ont été écrits par les personnages… » Et de faire part de son émotion lorsque André de Toth, le réalisateur de The Indian Fighter, avait observé, concernant le dernier plan de L’Appât: « C’est le personnage qui te dicte la phrase et le plan. » « C’est l’un des trucs les plus forts que l’on m’ait dits, parce que je crois que c’est ce que je recherche. »

S’il récuse l’appellation « films de colère », la notion d’urgence a par contre ses faveurs, évolution la plus sensible, peut-être, d’un parcours de cinéaste entamé il y a tout juste 40 ans avec L’Horloger de Saint-Paul. « Je n’essaye pas d’analyser mes films, conclut Bertrand Tavernier, mais je pense que pendant un moment, ils étaient un peu plus lyriques, élégiaques. Et puis, sans doute à cause d’un changement dans ce qui se passait autour de moi, mais aussi parce que j’avais le sentiment de ne pas pouvoir faire mieux dans des films un peu méditatifs et passionnés que dans Round Midnight ou La vie et rien d’autre, j’ai voulu aborder les choses plus dans l’urgence. J’ai senti des pressions de la société, et L 627 a été un tournant. Le documentaire La guerre sans nom a également exercé une influence importante. Tout d’un coup, j’ai eu envie de me retrouver dans l’état d’esprit de ses protagonistes. Et donc de tourner des films qui vont d’une certaine manière plus vite, qui sont très rapides.«  En prise sur la course d’un monde, que son regard n’en finit plus de pénétrer avec une rare acuité…

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À PARIS

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