EN 2003, MEL GIBSON TOURNE SA VERSION DE LA PASSION DU CHRIST, SUSCITANT UNE LARGE CONTROVERSE, POINT D’ORGUE D’UN SIÈCLE DE RELATIONS TUMULTUEUSES ENTRE CINÉMA ET RELIGION.

En matière de scandales cinématographiques, sexe, violence et religion constituent souvent un triptyque fondateur (on se gardera, eu égard au contexte, à parler de Trinité), rappelait, dans ces colonnes (Focus du 26/06), Guillaume Evin, l’auteur de Quel scandale! (1).Et de fait, le soupçon de blasphème est une arme qu’ont brandie les « autorités morales » de tout poil sans discontinuer, et cela depuis les origines mêmes du cinématographe, ou peu s’en faut. Et de donner, au passage, tout son relief à cette réflexion formulée par Jean-Luc Douin en prélude à son excellent Films à scandale! (2): « Le cinéma n’a pas bonne réputation. Dès sa naissance, il a inquiété, parfois effaré. Les spectateurs ont toujours ressenti un désarroi (en même temps qu’un plaisir trouble) devant ce spectacle voué à être célébré dans l’obscurité. Le septième art semblait avoir pacte lié avec l’empire des ténèbres, il a encouragé la suspicion des bien-pensants. Reflet de l’inconscient, le cinéma ne risquait-il pas de projeter des images du diable, de refléter le mal? La censure ne fut pas la seule manifestation répressive à se dresser contre les films considérés ici ou là comme un danger. Instrument d’un contrôle politique, idéologique ou religieux, elle fut surtout l’expression d’un surmoi collectif (…) »

Partant, des Feuillets arrachés au livre de Satan de Carl Theodor Dreyer, en 1920, à Paradise: Faith d’Ulrich Seidl, en 2013, en passant par Haxan de Benjamin Christensen, L’âge d’or de Luis Buñuel, La Dolce Vita de Federico Fellini, L’Evangile selon saint Matthieu parmi d’autres films de Pier Paolo Pasolini (dont l’admirable Teorema, paradoxalement primé et dénoncé tout à la fois par l’Eglise), Suzanne Simonin, La religieuse de Diderot de Jacques Rivette, The Exorcist de William Friedkin, Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, Priest d’Antonia Bird, ou encore Concile d’amour de Werner Schroeter, on n’en finirait plus d’égrener le chapelet des films à s’être attiré les foudres des autorités religieuses. Et cela, pour des raisons parfois plus futiles que sacrées d’ailleurs -on se souvient ainsi de l’émoi provoqué par l’affiche de The People vs Larry Flynt de Milos Forman, où Woody Harrelson, qui campait le magnat de la presse pornographique américaine, posait les bras en croix, sur le bas-ventre d’une femme. Et avec, en certaines occasions, des conséquences dramatiques -la sortie hexagonale de The Last Temptation of Christ de Martin Scorsese, en 1988, sera ainsi assortie d’attentats intégristes; l’épiscopat français n’avait certes pas apaisé les esprits en dénonçant le film sans même l’avoir vu, croyant pouvoir y déceler une « blessure pour la liberté spirituelle de millions d’hommes et de femmes. »

Un quart de siècle plus tard, les questions religieuses restent sensibles au-delà du rationnel, et avec elles, celles touchant à la liberté d’expression comme à l’intolérance, plus que jamais d’actualité. Signe de temps incertains, on comptait ainsi, parmi les finalistes du dernier Grand Prix de l’Union de la Critique de Cinéma, couronnant traditionnellement le meilleur film de l’année aux yeux de la presse belge, trois films baignant dans un contexte religieux extrémiste ou dévoyé, en prise critique sur le fondamentalisme de divers bords confessionnels, à savoir Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, Gett de Ronit et Shlomi Elkabetz et Kreuzweg de Dietrich Brüggeman. Soit trois oeuvres parmi d’autres abordant une thématique brûlante, preuve qu’il y a là du grain à moudre. Pour autant, la dernière controverse de grande ampleur ayant touché un film au sujet religieux remonte à une dizaine d’années, lorsque l’acteur/réalisateur américain Mel Gibson avait livré sa version de la Passion du Christ -exploitée sous le titre The Passion of the Christ, encore que le film ait été tourné, par souci de réalisme, en araméen et en latin, soit les langues parlées à l’époque en Judée, et un gage de l’orthodoxie revendiquée par l’auteur.

Des Passions à foison

Signant là son troisième long métrage -Gibson avait réalisé auparavant The Man Without a Face et Braveheart-, la star des franchises Mad Max et Lethal Weapon emboîte le pas à d’illustres prédécesseurs. Des Passions, le cinéma en a déjà produites un bon nombre, en effet, et dans les registres les plus divers: péplum biblique à grand spectacle sous la houlette d’un maître du genre, Cecil B. De Mille, dont The King of Kings (1927) sera revisité, en 1961, par Nicholas Ray (George Stevens donnera lui aussi dans la superproduction hollywoodienne avec The Greatest Story Ever Told, en 1964); adaptation fidèle des Evangiles par Julien Duvivier pour Golgotha (1935), où Robert Le Vigan endosse la figure christique; vision tiers-mondiste pour L’Evangile selon saint Matthieu (1964), de Pier Paolo Pasolini; opéra-rock dans Jesus Christ Superstar (1973), la comédie musicale de Norman Jewison; et jusqu’à la vision de Martin Scorsese évoquée par ailleurs, pour ne citer que les plus fameuses.

Catholique tendance intégriste -une messe en latin était dite chaque matin pendant le tournage, à Cinecitta et dans la Basilicate, échantillon parmi d’autres de son zèle dévôt-, Mel Gibson inscrit pour sa part sa vision dans une perspective ouvertement traditionnaliste. Se voulant transposition rigoureuse des évangiles de Jean, Luc, Marc et Matthieu, son film retrace les douze dernières heures du Christ (interprété par Jim Caviezel, lui-même catholique fervent), de l’épisode du Mont des Oliviers à sa crucifixion au sommet du Golgotha, épilogue d’un long chemin de croix. « J’ai voulu réellement exprimer l’immensité du sacrifice ainsi que son horreur » (3), explique alors le réalisateur/producteur, qui opte, pour ce faire, pour une approche ultra-réaliste. Rien du supplice du Christ n’est ainsi épargné au spectateur, postulat résultant en diverses scènes difficilement soutenables, et notamment celle de la flagellation, qui s’étire sur d’interminables minutes, en un crescendo de sadisme au sortir duquel son corps, lacéré, n’est plus qu’une plaie ouverte. Sans surprise, un procès en violence est intenté à Gibson qui aura beau jeu, en la circonstance, de plaider l’objectivité, certes crue, de son approche littérale des Ecritures, tout en s’inscrivant dans une tradition doloriste ayant cours depuis le Moyen-Age.

Intégrité vs prosélytisme

La polémique esthétique vient s’ajouter aux soupçons d’antisémitisme dont l’auteur a été l’objet avant même d’avoir entamé le tournage de son film -qu’il a financé personnellement avec sa société Icon Productions à hauteur de 30 millions de dollars, faute de partenariat financier avec un studio. Aux Etats-Unis, en particulier, des associations juives accusent le réalisateur (et par ailleurs coscénariste) d’avoir voulu propager un message antisémite et l’image du peuple juif déicide. Si les accusations ne résistent guère à l’analyse, encore que le film entretienne une certaine confusion, la polémique, elle, ne cessera d’enfler et d’essaimer (jusqu’en Belgique, d’ailleurs, où la sortie sera accompagnée de débats houleux), la Passion déchaînant les passions à tout-va, attisées encore par la réputation sulfureuse du cinéaste. Protestant de sa bonne foi, Gibson déclarera pour sa part: « Mon espoir ultime est que le message d’un courage et d’un sacrifice immenses que transmet ce récit puisse inspirer la tolérance, l’amour et le pardon. Nous avons manifestement besoin de telles choses dans le monde d’aujourd’hui. » On peut dire, sans risque de se tromper, que le réalisateur n’a guère été entendu sur ce coup-là. Pas sûr, pour autant, qu’il en ait été franchement marri, le scandale ayant à l’évidence dopé les résultats d’un film qui devait cumuler quelque 370 millions de dollars de recettes aux USA, où la controverse avait été la plus vive. Pas né de la dernière pluie, Mel l’amputera même de quelques-unes de ses scènes les plus gore lors de sa ressortie en salles aux Etats-Unis à Pâques 2005, n’hésitant pas à sacrifier l’intégrité artistique de l’oeuvre sur l’autel du prosélytisme.

A revoir le film aujourd’hui, le premier sentiment venant à l’esprit est, à vrai dire, celui d’une tempête dans un verre d’eau (bénite?). Pas exempt de tous reproches, loin de là, péchant par simplification réductrice, sans doute, comme par sa violence outrée, The Passion of The Christ n’est pas pour autant le pensum infréquentable que certains ont voulu y voir. S’il a la main assurément fort lourde, Mel Gibson signe un opus ni meilleur ni pire que beaucoup d’autres films, religieux notamment, même si d’un goût par moments éminemment discutable, comme l’est, à tout le moins, l’exaltation du martyre à laquelle s’y livre le réalisateur…

(1) QUEL SCANDALE!, DE GUILLAUME EVIN, ÉD. DE LA MARTINIÈRE, 2015.

(2) FILMS À SCANDALE!, DE JEAN-LUC DOUIN, ÉD. DU CHÊNE, 2001.

(3) LES CITATIONS DE MEL GIBSON SONT EMPRUNTÉES AU DOSSIER DE PRESSE DU FILM, DISTRIBUÉ EN BELGIQUE PAR CINÉART.

TEXTE Jean-François Pluijgers

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