Newton I. Aduaka témoigne dans Ezra du sort des enfants soldats. Et réveille un cinéma africain trop peu présent sur nos écrans.

Film coup de poing, mais aussi £uvre éminemment attachante, Ezra (voir critique page 31) révèle le grand talent et l’engagement fervent d’un jeune cinéaste à suivre. Newton I. Aduaka est né et a grandi au Nigéria, où la terrible guerre au Biafra força sa famille à quitter sa région natale pour la capitale, Lagos. Ses études de cinéma, il les a faites à Londres, où il fonda ensuite sa société de production (Granite FilmWorks), et où il réalisa son premier long métrage intitulé Rage. Ce portrait en mouvement de jeunes Blacks turbulents, filmé entre style hip-hop punchy et sobre approche émotionnelle, remporta des prix dans plusieurs festivals. Ezra, chronique violente et sensible à la fois de la (sur)vie d’un enfant soldat de Sierra Leone, a vu son importance reconnue par l’Etalon d’Or du Fespaco 2007, le principal festival de cinéma en Afrique. Dreadlocks en bataille et regard perçant, à la fois très sympathique et radicalement déterminé, Newton I. Aduaka nous en parle en mots justes. Il aborde aussi la question cruciale de la visibilité des films tournés en Afrique sub-saharienne…

Focus: quel était, à vos yeux, le principal défi à relever dans Ezra?

Newton I. Aduaka: sans aucun doute de devoir restituer la réalité d’une guerre où il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants, mais – dans la logique de tant de conflits postcoloniaux – une multiplicité de factions poursuivant des buts parfois très différents. Rappelons-nous que les puissances coloniales ont créé le plus souvent des nations de toute pièce, réunissant artificiellement plusieurs ethnies et religions, et ce à des fins d’exploitation « rationnelle » des richesses naturelles. L’idée de l’Etat-nation communément admise en Europe n’est pas transposable en Afrique et nous en voyons chaque jour les conséquences… Mais le principal défi, une fois le tournage commencé, fut de traverser tout ça en conservant ma santé mentale (rire)! Tout ce que je pouvais avoir de convictions sur le cinéma et sur la vie a été brutalement remis en question. A 40 ans – c’est peut-être le bon âge pour ça – j’ai réalisé que plusieurs choses en lesquelles je croyais vraiment étaient en fait des illusions, nées de mes lectures, de mon éducation, mais qui n’avaient pas cours dans le monde réel. Mes convictions politiques de gauche, dans le marxisme, etc., ont par exemple été drôlement secouées. Certaines ne s’en sont pas relevées. Les idéologies, les théories, souffrent d’un grand manque d’humanité. En tant qu’homme mais aussi en tant qu’artiste, j’ai reçu via cette expérience d’Ezra une leçon salutaire d’humanité. J’ai beaucoup élargi mon cercle de perception, j’ai appris à travailler de manière beaucoup plus intuitive. Et j’accepte désormais que je n’aurai jamais de bonne réponse, que la vie conservera toujours pour moi sa dimension de mystère.

Ce travail intuitif, et non plus dogmatique, explique-t-il que votre film rende si intensément ce sentiment que tout peut arriver à tout moment? Même les moments apaisés, dans Ezra, sont chargés d’une tension pouvant exploser à chaque instant…

Oui, sans aucun doute. J’ai pu ressentir et capter tout ce qui se trame sous la surface des choses et menace en permanence de la déchirer. Je pense que mes souvenirs d’enfance au Biafra ont également nourri cette perception d’une évidence dans ces zones de guerre en Afrique: tu ne sais jamais si une bombe ne va pas exploser devant toi dans la seconde qui suit, et si elle explose tu as intérêt à être prêt! Mon expérience d’enfant de la guerre a resurgi, avec un sentiment intense de la précarité d’être en vie.

En préparant le film, vous avez parlé avec de nombreux jeunes ayant été enfants soldats. Qu’en avez-vous retiré?

La plupart n’avaient ni les capacités linguistiques ni les capacités émotionnelles pour exprimer pleinement ce qu’ils avaient vécu. « J’avais peur… J’ai serré le fusil… J’ai tiré… » Ils ne pensent même pas à expliquer qu’on avait tué leurs parents, qu’on les avait forcés à combattre. Aucun n’a évoqué cette carte ultime que nous possédons tous, et qui fait qu’il nous reste un vrai choix: se tuer pour ne pas avoir à massacrer les autres. Toutes les religions, toutes les cultures, nient cette hypothèse, mais c’est notre as dans le jeu de cartes de la vie, c’est la carte maîtresse qui garantit notre liberté ultime! Je sais aussi, bien sûr, que c’est la plus difficile à jouer…

Où avez-vous tourné le film?

Au Rwanda. C’était la seule possibilité, parce que le Libéria était en guerre, qu’on tirait en Sierra Leone car c’était le moment où Charles Taylor(1) y est arrivé pour y être jugé. Au Ghana, trop d’argent était demandé, et mon pays, le Nigéria, était en plein chaos. Je ne voulais pas tourner au Cameroun de Paul Byia, et faire le film au Congo où continuaient les troubles était aussi impossible… Le Rwanda nous a bien accueillis, même s’il y a eu quelques inquiétudes sur ce que le film allait raconter. Comme je changeais le script à peu près chaque jour, il n’était pas évident de l’expliquer (rire)!

Même dans la situation de « no future » que peint votre film, l’amour, le désir d’avoir un enfant, s’expriment toujours…

C’est l’espoir. Et sans espoir, il n’y a plus d’existence humaine. L’amour, la reproduction, la famille, relèvent du primordial. Ils donnent, de manière inconsciente, un sens à la vie. Même et peut-être surtout à ceux et celles dont la vie ne tient qu’à un fil.

Voici quelques années, un certain nombre de films africains se voyaient sélectionnés dans les grands festivals internationaux et ensuite distribués en Occident. Ce n’est plus trop le cas. Qu’en pensez-vous?

J’ai des sentiments partagés vis-à-vis de ces films qui sont apparus après 1985 et qui ont connu quelque succès en Europe parce que, peut-être, ils étaient – consciemment ou non – conformes à ce que les sélectionneurs de festivals européens pouvaient attendre du cinéma africain. Pendant ce temps, de grands cinéastes comme Ousmane Sembene, Med Hondo ou Djibril Diop Mambety éprouvaient les pires difficultés à tourner. Je ne suis pas fâché que cette sorte de vague relève désormais du passé. Il appartient aux réalisateurs de ma génération de relever le défi d’un cinéma africain né de notre désir, de notre vision, et non plus réalisé « sur prescription » de l’extérieur!

(1) Le procès de l’ancien et sanguinaire président est en cours.

ENTRETIEN LOUIS DANVERS

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