D’un tournage fou, le père Francis a ramené un chef-d’ouvre. Mais ce fut au prix d’épreuves, de dangers et d’hallucinants délires…

Il est venu, il a vu, il a vaincu. Si faire un film peut parfois s’apparenter à une opération militaire (ne dit-on pas « to shoot », « tourner » mais aussi « tirer » avec une arme à feu?), il n’est de meilleur exemple que celui de Coppola et de son stupéfiant Apocalypse Now. Transposant l’action d’un récit africain de Joseph Conrad dans le cadre du conflit au Viêtnam, le réalisateur italo-américain ne s’est pas contenté de filmer la guerre. Il l’a un peu faite, au sens figuré de l’expression bien sûr. Samuel Fuller, qui avait copieusement et magnifiquement donné dans le genre, de The Steel Helmet et Fixed Bayonets dans les années 50 au saisissant The Big Red One en 1980, nous disait un jour, entre deux bouffées de son légendaire cigare:  » Tourner un film est comme mener une guerre, l’ennemi étant le temps…  » Fuller savait ce dont il parlait, ayant fait lui-même la guerre (1) avant de faire du cinéma. Coppola, lui, n’avait jamais connu le feu du combat avant d’entreprendre son film le plus fou et le plus ambitieux. Il n’allait pas être déçu du voyage…

Au départ, il y avait donc le récit de Conrad Heart Of Darkness, longue nouvelle ou court roman écrit à la toute fin du XIXe siècle et faisant remonter le fleuve Congo (jamais cité précisément mais reconnaissable) à un marchand d’ivoire chargé de ramener un de ses collègues, un certain Kurtz, à la civilisation. Dans le script que John Milius a très librement tiré (en 1969) du texte de Conrad, Kurtz est devenu un ancien officier américain qui s’est créé son propre petit empire par-delà la frontière cambodgienne, et qu’un capitaine nommé Willard a pour mission de retrouver en pleine guerre du Viêtnam. Scénariste de Dirty Harry pour Don Siegel et de Jeremiah Johnson pour Sydney Pollack, Milius (2) est un original hirsute, passionné par la chose militaire et auteur respecté. Nous sommes au milieu des années 70 et George Lucas est intéressé par la réalisation d’ Apocalypse Now. Mais il choisira plutôt de donner suite à un autre projet, dont il est lui-même le concepteur, et qu’il a intitulé Star Wars… Francis Ford Coppola, initialement contacté pour produire le film, est tellement fasciné par le script de Milius qu’il décide alors de le mettre lui-même en scène. Echaudé par les conflits vécus avec les studios durant la production des deux Godfather, il décide de financer le film sans recours aux « majors ». Le triomphe de ses films sur la mafia l’ont sans doute un peu grisé, sa position commerciale est forte, et il ne doute de rien. Il commencera par vendre les droits de distribution internationale d’ Apocalypse Now pour un beau paquet de dollars (7 millions environ). Coppola présente son projet aux acteurs du top hollywoodien. Steve McQueen, Robert Redford, Jack Nicholson et Al Pacino déclinent. Marlon Brando aussi. L’interprète de Don Corleone ne fera pas de fleur à celui qui l’a remis au tout premier plan avec son Godfather. S’il accepte finalement d’incarner Kurtz, ce sera pour 1 million de dollars par semaine et un gros 10 % des recettes!

Les 17 millions de dollars du budget étant réunis, Coppola s’apprête à partir pour les Philippines. Début du tournage prévu en mars 1976. Roger Corman, son ex-mentor, fait remarquer au cinéaste qu’il va devoir affronter la saison des pluies. Coppola pense que le supplément d’eau et de boue conviendra bien au récit, et il décolle avec son équipe. Le tournage doit durer 6 semaines, il ne s’achèvera qu’en août 1977, après 16 mois…

Pour les autorisations diverses, pour la logistique militaire surtout, la production a besoin de l’aval et de l’assistance du régime philippin. Le sinistre dictateur Ferdinand Marcos fournira les hélicoptères de son armée (qui en possède 24). Ce sont eux qu’on voit surgir sur les accords wagnériens de la Chevauchée des Walkyries dans une des scènes les plus fameuses du film. Mais certains jours, les hélicos ne viendront pas, ou nettement moins nombreux que prévus. C’est que Marcos en a besoin pour combattre la guérilla communiste, qui conteste violemment son pouvoir absolu… Coppola n’apprécie guère. Il a sa propre guerre, pardon, son propre film, à mener à bien. Et ce n’est pas précisément une partie de plaisir!

Les ennuis n’ont pas tardé à s’accumuler, en effet, une fois posé le pied sur le sol philippin. Le matériel militaire américain de récupération ne manque certes pas. La drogue non plus, qu’une partie importante de l’équipe consomme abondamment. Mais Harvey Keitel, interprète du capitaine Willard, se la joue par trop Actor’s Studio pour Coppola qui le vire comme un malpropre après trois semaines de tournage seulement. Martin Sheen prendra sa place… et manquera plus tard d’y laisser la vie. Mais ne brûlons pas les étapes. Revenons au printemps 1976. La mégalomanie du réalisateur se double d’une paranoïa galopante. Il multiplie les caprices, les éclats, apparemment de plus en plus déconnecté de la réalité. Cette dernière le rappelle pourtant à l’ordre, avec la perspective, très tôt dans le tournage, d’importants dépassements de budget…

L’équipe s’enfonce dans la jungle, et se prend de plein fouet un typhon joliment baptisé Olga, mais qui va faire plus d’un million de dollars de dégâts en moins d’une semaine! L’inondation atteint une hauteur d’un mètre. Mais paradoxalement, mis à part le vin que Coppola a fait venir à grand frais de Californie, il n’y a plus rien à boire, toute l’eau potable ayant été polluée. On reconstruira, certes, mais les techniciens sont (déjà) épuisés. Certains sont malades. L’un d’entre eux décédera bientôt. C’est l’été, désormais. Coppola est rentré quelques jours à San Francisco, avec une petite centaine d’heures de rushes. Il y tentera de trouver de la rallonge budgétaire. Et y engagera, pour un rôle de photographe proche de Kurtz, Dennis Hopper. L’acteur-réalisateur d’ Easy Rider n’a pas exigé de salaire, mais une quantité de drogues diverses qui le maintiendront tout au long de son séjour philippin dans un état, disons, particulier. Pour se mettre dans la peau de son personnage, il ne se lavera plus, du tout, amenant l’équipe à refuser, chaque matin et chaque soir, de prendre le même autobus que lui pour gagner le lieu de tournage et en revenir…

Voyage au bout de l’enfer

Quand Brando débarquera, Coppola restera médusé. La star lui avait promis de perdre du poids pour s’ajuster au personnage de Kurtz, malade et amaigri. Brando est énorme! Le réalisateur devra réécrire sa grande scène, et la filmera dans une quasi pénombre… Bien sûr, Brando ne connaît pas son texte. Et les retards s’en retrouvent encore amplifiés. En décembre, le gros du travail semblera pourtant achevé. On rentre aux Etats-Unis pour les fêtes de Noël et de Nouvel An. Mais à la vision des rushes, certaines scènes demandent à être retournées. De retour aux Philippines, la catastrophe est évitée de justesse, quand Martin Sheen – qui avait plusieurs fois fait part de sa crainte de mourir en plein tournage – s’effondre d’un bloc devant la caméra, victime d’une crise cardiaque. On craint pour sa vie. Nous sommes le 5 mars 1977, Sheen ne sera en état de reprendre le travail que le 19 avril. Dans l’intervalle, il faudra conserver le secret. Si les banques, déjà inquiètes des rumeurs colportées par la presse sur les difficultés du tournage, apprenaient l’incident, ce serait la catastrophe…

A la date de la fin du tournage, le 21 mai, le budget sera passé à 30 millions de dollars. Le ranch et le vignoble de Coppola ont été mis en gage pour garantir ses emprunts supplémentaires. Au bord de la ruine, le cinéaste aura aussi perdu plus d’une quarantaine de kilos, et son couple aura vacillé suite à quelques « consolations » sexuelles cherchées à Manille durant les attentes d’un filmage à épisodes… Il faudra de longs mois pour opérer un montage à partir des… 250 heures de pellicule imprimée. Au bout de l’infernal voyage, il y aura la lumière d’une consécration, avec la Palme d’Or (3) au Festival de Cannes, et une réaction critique enthousiaste à « l’opéra psychédélique » qu’avait annoncé Coppola au début de l’aventure. Mais quand le réalisateur, Martin Sheen et Dennis Hopper se croisent, ils se demandent encore l’un à l’autre (dixit Hopper)  » comment diable nous avons pu en revenir vivants! »

Le meilleur dossier consacré en français au

tournage d’ Apocalypse Now est celui de l’excellent François Forestier, paru en 1998 dans Le Nouvel Observateur. Nous lui avons emprunté quelques informations chiffrées.

(1) Il vécut tout le parcours de la Libération, du Sud au Nord de l’Europe, et fut le premier Américain à pénétrer dans… Braine-l’Alleud, essuyant les tirs d’un sniper rexiste embusqué dans une tour…

(2) John Milius réalisera plus tard lui-même quelques films, dont le très guerre froide Red Dawn et le super violent Conan The Barbarian.

(3) Partagée avec Le Tambour de Volker Schlöndorff.

Texte Louis Danvers

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