LE SEPTIÈME ART N’EN ÉTAIT ENCORE QU’À SES BALBUTIEMENTS LORSQU’ÉCLATA LA GUERRE 14-18. D’IMAGES D’ACTUALITÉ EN FILMS DE FICTION, IL ALLAIT RAPIDEMENT S’EN EMPARER POUR EN PROPOSER DES VISIONS MULTIPLES. REVUE CENTENAIRE.

« Entre 1914 et 1918, guerre et cinéma entament une vie de couple qui n’a jamais cessé jusqu’à aujourd’hui. » Emprunté à François Cochet, dans sa préface à l’ouvrage que consacre Patrick Brion à la question (lire par ailleurs), le trait est assurément pertinent, qui fait même figure d’évidence. Né une vingtaine d’années plus tôt, le septième art avait, pour ainsi dire, vocation à s’emparer de la Grande Guerre (le Belge Alfred Machin l’avait même brillamment anticipée dès 1913 dans le court métrage Maudite soit la guerre (1)). Il ne s’en privera pas, bandes d’actualité d’abord, et oeuvres de fiction bientôt esquissant rapidement le spectre des représentations de la guerre à l’écran, entre visions patriotique, critique, dénonciatrice ou encore romanesque. Enumération non définitive, d’ailleurs, tant 14-18 n’a cessé d’inspirer les cinéastes les plus divers; jusqu’à Steven Spielberg, tout récemment, qui marchait dans son War Horse sur les pas de Léonce Perret en France, Thomas Ince ou Cecil B. De Mille aux Etats-Unis, parmi les premiers à avoir montré la voie alors même que le conflit n’était pas encore terminé.

Hollywood en guerre

Chaplin sera de ceux-là également qui, dès octobre 1918, envoie Charlot dans les tranchées pour Charlot soldat, sa maladresse ne l’empêchant pas de capturer, seul, treize ennemis, et jusqu’au Kaiser lui-même dans un film maniant habilement la dérision. Buster Keaton n’en fera pas autrement une dizaine d’années plus tard, la pluie de gags de Doughboys constituant une charge corrosive contre l’armée; veine humoristique dont on allait encore trouver l’écho dans La Grande guerre (1959) de Mario Monicelli, qui expédiait deux tire-au-flanc au combat, la vision se voilant toutefois d’amertume sur les pas d’Alberto Sordi et Vittorio Gassman. Dans la foulée de Chaplin, le cinéma va se multiplier sur le front de 14-18: Abel Gance (J’accuse), Maurice Tourneur (L’équipage) ou, plus tard, Raymond Bernard (Les croix de bois) comptent parmi les cinéastes qui s’y frottent en France, au même titre que de nombreux maîtres du cinéma hollwoodien, les King Vidor, William Wellman (lui-même ancien pilote de guerre, d’où Wings et son réalisme saisissant), Mervyn Leroy, John Ford, Raoul Walsh ou autre Howard Hawks, chacun avec sa sensibilité propre, et à plusieurs reprises au besoin. Ainsi de Ford, de Four Sons à What Price Glory, ou de Hawks, le conflit trouvant, devant leur caméra, des déclinaisons multiples. Le second passera ainsi, avec la rigueur qu’on lui connaît, de l’exaltation des exploits d’une patrouille aérienne dans The Dawn Patrol au dilemme moral se posant au Sergeant York dans l’oeuvre éponyme, un film qui adopte de magnifiques accents pastoraux avant de se parer de glorieuses vertus -le paysan buveur et pacifiste que campe magistralement Gary Cooper se mue en effet, pragmatique, en héros des tranchées, dans une conversion moins anodine qu’il n’y paraît. Nous sommes en 1941, en effet, alors que l’engagement des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale semble inéluctable, et l’on peut trouver dans cette histoire édifiante quelque portée propagandiste.

L’horreur, et le désespoir

Autre cinéaste hollywoodien classique à aborder le conflit, Frank Borzage transcende pour sa part le contexte militaire, dans une vision mélodramatique traversée de spiritualité et tendue vers l’amour fou -proposition qui illumine aussi bien Seventh Heaven (1927), son chef-d’oeuvre muet, que sa version, sublimée, de L’Adieu aux armes (1932) de Hemingway, qu’adaptera également Charles Vidor, tandis que Richard Attenborough reviendra, bien plus tard, au creux des années 90, sur les circonstances ayant conduit à l’écriture du roman dans In Love & War. Autre adaptation littéraire, All Quiet on The Western Front de Lewis Milestone (1930), d’après Erich Maria Remarque, est pour sa part une dénonciation sans ambiguïté des horreurs et de l’absurdité de la guerre, un courant qui va faire florès, tout en adoptant des formes variables. Ainsi, bien sûr, du manifeste pacifiste de Jean Renoir, La Grande illusion (1937), classique humaniste réalisé à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, et dont le titre pourrait renvoyer à l’illusion que la Grande Guerre serait la dernière d’entre toutes; on sait ce qu’il en advint. Un film dont le motif de fraternité par-delà les nationalités est aussi celui qui irrigue l’admirable Colonel Blimp du duo Michael Powell et Emeric Pressburger (1943). Voire même, le temps d’une parenthèse, le Joyeux Noël de Christian Carion (2005).

Le regard de Stanley Kubrick n’est pas moins dénonciateur, le génial réalisateur signant, avec Paths of Glory (1957), un violent pamphlet anti-guerre. L’action s’en situe sur le front français, en 1916, alors que l’état-major, planqué, décide d’envoyer les troupes du colonel Dax (Kirk Douglas, également producteur du film) dans une mission-suicide qui vire rapidement au carnage. Et de désigner, dans la foulée, trois « poilus » qui seront fusillés pour l’exemple, manière aussi de masquer l’incurie d’un général. Kubrick impose son style, avec notamment ses travellings arrière dans les tranchées, mais encore un ton qui font des Sentiers de la gloire une oeuvre particulièrement virulente -au point, d’ailleurs, d’être interdite en France pendant près de 20 ans. Le parallèle est par ailleurs tentant avec d’autres mises en scène de procès pour l’exemple. Ainsi du King and Country de Joseph Losey (1964), film décharné et livide, dont l’action se situe sur le front belge; une oeuvre d’exception, portée par Dirk Bogarde et Tom Courtenay, et qui retrace, à l’abri de tout sentimentalisme, les dernières heures d’un soldat, brisé, voué au peloton d’exécution. L’absurdité de la guerre est passée par là, encore une fois, et le message a valeur intemporelle. Une tendance lourde dont le pendant voudrait que l’on scrute le passé pour commenter le présent -postulat valable aussi bien pour le Sergeant York de Hawks que pour La Grande illusion de Renoir, et que l’on pourrait assurément appliquer à Johnny Got His Gun, de Dalton Trumbo, sorti en 1971 (d’après son propre roman datant de 1939), alors même que l’Amérique n’en finissait plus de s’empêtrer au Vietnam. C’est là l’un des films les plus stupéfiants jamais tournés sur le conflit de 14-18 (et sur la guerre en général), qui offre la vision, terrible, d’un homme qu’a pulvérisé un obus, masque de toile et corps démembré prenant conscience de son infortune au gré de ses réflexions énoncées d’une voix off monocorde, tandis que le corps médical se sert de lui comme cobaye; soit la guerre dans toute son horreur, et le désespoir allant de pair.

Elans romanesques

D’autres thématiques affleurent encore. Chez Bertrand Tavernier, par exemple, qui s’intéresse, dans La Vie et rien d’autre (1989), aux disparus et à ceux qui restent, avant de s’interroger, dans Capitaine Conan (1996) sur la violence d’un homme en guerre et son incapacité à vivre, encore, en temps de paix -Philippe Torreton, impérial. David Lean, pour sa part, s’attache au destin de Lawrence of Arabia (1962), fédérant les tribus arabes du désert contre l’empire ottoman, dans une épopée étincelante où l’histoire d’un homme se superpose au contexte politique, en un pur embrasement des sens. Et puis il y a ceux, comme André Delvaux, chez qui le conflit s’invite de manière diffuse -en arrière-plan de Rendez-vous à Bray (1971), d’après Julien Gracq, qui voit un homme s’enfoncer dans le no man’s land de son existence. Un élan romanesque loin d’être isolé, et trouvant des expressions multiples -c’est Josef von Sternberg magnifiant Marlène Dietrich sous les traits de l’Agent X-27 (1936), espionne usant, pour arme principale, de son charme langoureux- il faut la voir relevant ses bas en une gestuelle éloquente. Ou encore Anatole Litvak, adoptant Kessel dans L’Equipage (1935), et brossant la rivalité amoureuse de deux compagnons d’armes (thème récurrent, d’ailleurs, du Hawks de The Road to Glory au Borzage de A Farewell to Arms, et l’on en passe) avec l’attitude chevaleresque seyant à l’époque. Privilège du temps qui autorise la distance, c’est aussi Serge Bozon embrassant l’horizon de 14-18 sous la forme d’une comédie musicale insolite dans La France (2006) ou Jean-Pierre Jeunet revisitant le conflit à sa façon, ultra-stylisée et sentimentale, dans Un long dimanche de fiançailles (2003). C’est enfin Spielberg, dont le War Horse (2011) relate l’amitié entre un garçon et un cheval bientôt envoyé au front; un film trouvant, dans son exposition, les accents d’un lyrisme pastoral n’étant pas sans évoquer le cinéma d’un John Ford -manière aussi de boucler provisoirement la boucle d’une guerre cinématographique de 100 ans…

(1) ON POURRA (RE)DÉCOUVRIR LE FILM PARMI D’AUTRES CLASSIQUES À LA FAVEUR DU CYCLE QUE CONSACRERA LA CINEMATEK EN MARS ET AVRIL AUX FILMS MUETS AYANT TRAIT À LA GRANDE GUERRE. FLAGEY PROPOSE POUR SA PART JUSQUE FIN FÉVRIER, ET SOUS L’INTITULÉ « 1914-1918: LA GRANDE GUERRE », UNE SÉLECTION DE FILMS AUTOUR DU CONFLIT. PARMI CEUX-LÀ, DES CLASSIQUES, MAIS AUSSI LE DIPTYQUE DOCUMENTAIRE D’ANDRÉ DARTEVELLE TROIS JOURNÉES D’AOÛT 1914, SUR LES STIGMATES DES FAMILLES DONT LES ANCÊTRES ONT ÉTÉ MASSACRÉS DANS LES VILLAGES WALLONS. WWW.CINEMATEK.BE; WWW.FLAGEY.BE

TEXTE Jean-François Pluijgers

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