La scène est désormais commune. Le fiston est revenu du séjour durant lequel il a descendu en VTT quelques versants ardennais escarpés. Devant Maman, Papa, la petite soeur et la grand- mère, il branche un quelconque device sur la télévision et se connecte à une plateforme de vidéo en ligne sur laquelle il a préalablement chargé le filmage de son parcours le plus rapide et le plus périlleux. Remarquant avec satisfaction le nombre de vues dont peut déjà se targuer la vidéo, il lance son défilement. En caméra subjective (l’appareil d’enregistrement a été fixé sur le casque du cycliste), les spectateurs soumis à cette nouvelle forme audiovisuelle de souvenir de vacances (elle remplace l’interminable séance de projection diapositive du voyage de nos parents) dévalent les pentes vertigineuses d’un terrain accidenté. Souffle d’admiration des uns, petits cris de stupeur des autres, chaque membre de la famille salue à sa manière et dans son rôle les qualités du produit audiovisuel qui n’est autre que la prolongation, voire le ressassement, de l’expérience émotionnelle du fiston.

Le succès populaire de la GoPro est fulgurant. L’objet (et les pratiques auxquelles il incite) bouleverse notre Histoire du regard et notre culture visuelle. Le dispositif, marqué par les idéologies de vitesse, d’exploit et de subjectivisme égotiste, en dit long sur la manière dont nous pensons pouvoir aujourd’hui domestiquer les images, tant dans leur production que leur consommation. Mise au point au début des années 2000 par un jeune surfeur californien désireux de garder le souvenir de ses prouesses, cette caméra se caractérise par sa robustesse, son étanchéité, son automatisation et ses nombreux systèmes de fixation lui permettant de laisser les mains libres de son utilisateur. Il s’agit d’une de ces caméras qui se passent d’opérateur. Elle n’est liée ni à la main ni à l’oeil de celui qui l’emploie. Ce n’est pas une caméra portée, mais une caméra sanglée à un mobile qui est lui-même une excroissance, une prolongation ou un relais du corps humain. En somme, la prothèse visuelle d’une prothèse motrice. Elle peut ainsi être fixée au masque d’un plongeur, aux crampons d’un alpiniste, au casque d’un motard, d’un skieur ou d’un parachutiste, mais aussi à la proue d’un hors-bord, à l’aileron d’une voiture de course, au ventre d’un drone ou au flanc d’une fusée spatiale. La GoPro (comme son nom commercial l’indique parfaitement en fusionnant en deux syllabes énergiques les notions d’impulsion de mouvement et d’exigence professionnelle) se donne comme l’outil par excellence de la glorification de la performance sportive et techniciste. Elle sert autant à capter et diffuser les images de l’idéologie capitaliste de l’accomplissement individuel par l’adhésion aux valeurs de vitesse, de risque et de maîtrise (la GoPro se décline d’ailleurs habilement en différentes gammes nommées Hero) qu’à propager et maintenir son fantasme (combien de sportifs du dimanche ne reçoivent-ils pas à Noël une de ces caméras dont ils ne savent que faire, l’objet étant par ailleurs un accessoire must have ravissant la petite bourgeoisie). Bien évidemment, cette caméra est un instrument extraordinaire (haute définition, tournage à 60 images/seconde, résolution époustouflante, etc.). Elle est elle-même un exploit qui ne demande qu’à servir d’autres exploits, voire à contaminer le monde (tout devient exploit sous l’oeil de la GoPro). Il n’est dès lors pas étonnant que nombre de chasseurs, mais aussi, de sinistre récente mémoire, de tueurs en série et de terroristes fanatiques greffent ces caméras miniaturisées sur la visière de leur casquette ou le canon de leur arme à feu. Le régime visuel de la GoPro, tel le regard pétrifiant de la Méduse, n’est autre que celui de la visée.

Cependant, filmer avec cette caméra, c’est aussi s’abandonner à une rêverie romantique et narcissique de la fusion des points de vue et de la maîtrise du temps. Il s’agit, en fin de compte, de s’affubler d’un troisième oeil permettant, d’une part, la jouissance de revoir ce que l’on a vécu à travers le simulacre de son propre regard tout en y faisant souscrire le regard des autres, et, d’autre part, d’exercer un semblant de domination de l’expérience (la pulsion scopique du revoir est débarrassée de toutes les autres sensations et réflexions nécessaires au vécu de l’acte). Devenir un auto-spectateur, revivre sa propre vie par procuration sur le mode du futur antérieur semble être ainsi l’ultime fonction de cette nouvelle domestication des images où chacun veut s’écrier: Action!

CHAQUE SEMAINE, UN PENSEUR MET À JOUR LES MYTHOLOGIES CHÈRES À ROLAND BARTHES.

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