Après le succès de son 1er album, Corinne Bailey Rae a vu le ciel lui tomber sur la tête. Comment gérer le deuil de l’être aimé? Réponse avec The Sea, album intime et rédempteur.

Dans le salon privé d’un grand hôtel, près de Marble Arch, Corinne Bailey Rae arrive, longue tige souriante. Une chevelure abondante lui mange le visage. Envolées les courtes boucles arborées lors de la sortie du premier album. C’était en 2006. Au même moment, sortait le Back To Black d’Amy Winehouse. A la déglingue de cette dernière, Corinne Bailey Rae proposait alors l’antidote parfait: une soul délicate, £uvrette pop pleine de charme, même si un poil trop polie. Dans le clip de Put Your Records On, on la voyait légère et printanière, se baladant à vélo sous le soleil. Le morceau deviendra un tube. L’album est lui rentré directement à la première place des charts anglais et effectue même une percée inattendue dans le top 10 américain. Résultat: Bailey Rae en vendra quelque 4 millions d’exemplaires!

On en était resté là. La jeune Anglaise est belle, douée, intelligente, amoureuse, tout lui réussit. Est-ce que l’on a toujours trop quand on a tout? Corinne Bailey Rae est en train de plancher sur un deuxième disque quand le destin la rattrape. Le 22 mars 2008, elle est à bord d’un taxi quand son téléphone sonne. A l’autre bout du fil, une officier de police lui demande de rejoindre leurs bureaux. Demi-tour. Quelques minutes plus tard, on lui apprend la mort de son mari, Jason Rae. Le saxophoniste écossais – il a notamment accompagné la section de cuivres de Mark Ronson, Amy Winehouse, Lily Allen… – a été retrouvé mort dans l’appartement d’un ami. Le médecin légiste conclura à une overdose accidentelle, due au mélange d’alcool et de méthadone.

Le monde de Corinne Bailey Rae s’écroule. Mariée à 22 ans, la voilà veuve à 29. Pendant un an, elle reste groggy, incapable d’entamer quoi que ce soit. Finalement, c’est encore la musique qui lui permettra de respirer à nouveau plus ou moins normalement. Voilà donc The Sea. Il commence avec Are You Here. Sans point d’interrogation. Comme si la question n’en était pas vraiment une, puisque l’absent est évidemment toujours là. Le morceau s’ouvre sur de simples accords de guitare, avec un écho métallique comme on pouvait en entendre par exemple chez Jeff Buckley. Plus loin, le refrain décolle: « He comes to lay me down in a garden of tuberoses », chante-t-elle. Les « tuberoses » dont il est question ici sont des tubéreuses, plantes herbacées à l’odeur fortement capiteuse, utilisée dans la parfumerie. La légende veut qu’en Italie on interdisait aux jeunes filles de se promener dans les jardins où poussaient les tubéreuses, de peur que, sous l’influence du parfum, elles ne sachent plus résister aux assauts des prétendants. Corinne Bailey Rae donne sa version des choses: « Je me baladais quand il a commencé à pleuvoir à verse. Je me suis réfugiée chez une fleuriste. Elle était en train de déballer tous ces bouquets. J’en cherchais pour chez moi et elle m’a proposé celles-là. J’ai mis ma tête dedans et cela m’a sauté à la figure: une odeur incroyable, magnétique, quelque chose d’extrêmement sauvage, presque sexuel. C’était ce genre de sentiments que je voulais mettre dans la chanson. Le fait d’être submergé, je pense que c’est une bonne image de l’amour. » Plus loin, elle continue: « Mon expérience de l’amour ressemblait à ça. Quelque chose venu de nulle part, où tout est évident, limpide. Ce qui au bout du compte est l’amour le plus facile à vivre, parce qu’il n’a pas à être remis en question. »

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A ce moment de la conversation, Corinne Bailey Rae semble presque abaisser les défenses. Avec son accent légèrement chuintant de Leeds (elle prononce « chtoudiô » pour studio…), elle parle volontiers, affable, mais visiblement concentrée. Une demi-heure avant l’interview, le représentant de la maison de disques a insisté: « Si vous pouviez éviter le sujet de la mort de Jason… » La veille encore, une série de questions maladroites l’ont faite terminer la journée en pleurs, raconte-t-il. La discussion prendra donc d’abord un tour bizarre, remplie de sous-entendus et de non-dits, tournant autour du sujet, l’effleurant parfois avant de chercher au plus vite à s’en éloigner.

The Sea est indéniablement réussi. On y entend une épaisseur et un grain qui manquaient souvent au premier album de Corinne Bailey Rae. Il reste des moments plus lestes ( Closer, Paris Nights/New York Mornings…). Mais la voix même apparaît plus directe et chargée qu’auparavant. Il faudrait donc des catastrophes et des drames pour magnifier l’art, de la douleur pour sublimer l’expression? Pratique… Sauf que, dans le cas de Corinne Bailey Rae, la théorie ne tient pas tout à fait l’épreuve des faits. Pour une simple raison: les trois quarts des chansons de The Sea datent d’avant la mort de Jason Rae… C’est le cas du déchirant I’ll Do It All Again, où la tragédie semble déjà annoncée: « You’re searching for something I know won’t make you happy. » Même constat troublant avec The Sea, qui termine le disque sur ces mots: « The sea takes everything from me. » La chanson parle du grand-père maternel de la chanteuse, mort noyé lors d’un accident de canoë. Difficile pourtant de ne pas y trouver une autre résonance. Est-elle consciente que le public écoutera d’abord son disque sous le filtre de son récent deuil? « Il y a toujours une distance bizarre entre votre intention et la manière dont elle est reçue. Cela peut être frustrant. Par exemple, je ne lis aucune interview ou critique du disque. J’évite. La seule chose que j’ai lue sur moi date d’octobre 2005, juste avant que le premier album ne sorte. Et je ne me suis pas reconnue. Donc je ne fais plus trop attention à ce que l’on peut dire… Cela étant dit, je me rends bien compte que l’on pourra voir des choses dans une chanson qui ne s’y trouvent pas. Donc parfois je dois un peu corriger. Untel me dit ressentir de la peine ou de la douleur dans tel titre. Et là, je dois expliquer qu’il a été écrit 2 ans auparavant… » D’accord, mais elle-même? Les voit-elle toujours de la même façon ces chansons d’avant le chaos ou ont-elles pris une autre dimension? « Oui, c’est sûr. Mais tout change et prend une autre coloration au cours du temps. Je suis parfois surprise par certains morceaux qui commencent à me raconter de nouvelles choses, ou d’avoir pu simplement transcrire à ce moment-là une émotion que je ressens encore plus fortement aujourd’hui. »

Grunge et paillettes

Dans les remerciements du livret qui accompagne le CD, Corinne Bailey Rae évoque tous les amis qui « sont venus s’asseoir à la table de la cuisine ». « En général, ce disque est le reflet d’une sorte de communauté. J’étais dans une situation où j’avais besoin des autres pour avancer. Des personnes qui, en l’occurrence, étaient sur la même longueur d’onde que moi, qui aiment à la fois Donny Hathaway et Björk. » En fait, ce sont les mêmes qu’elle fréquentait déjà vers 18, 19 ans, quand elle servait au bar d’un club de jazz. Une bande de musiciens dont faisait partie Jason Rae. A l’époque, elle chantait dans le groupe Helen, plongée à fond dans les guitares et l’indie rock.  » Vers 13, 14 ans, j’ai commencé la guitare (après avoir étudié le violon dès l’âge de 6 ans). Au même moment, la musique indie devenait vraiment très populaire, Nirvana commençait à percer… C’était génial pour moi. On venait d’une pop très sophistiquée, très construite, comme celle de Michael Jackson, Mariah Carey, Whitney Houston… J’aimais la musique, mais je ne voyais aucun moyen pour moi d’y entrer. Donc tomber sur un groupe comme Nirvana était pour moi extraordinaire. Vous regardiez leur vidéo, et vous vous rendiez compte qu’ils ne grattaient que 3 accords! Au même moment, on aurait dit que chaque pub de la ville commençait à proposer des soirées-concerts. J’ai adoré ça, tout le côté Do-it-yourself. »

Née à Leeds (le 26 février 1979), Corinne Bailey Rae est le fruit de l’union entre une mère anglaise et un père venu de Saint-Christophe, petite île indépendante des Antilles. Pas question pour elle de préférer une identité plutôt que l’autre. C’est pareil en musique. « Je me sens toujours dans une situation très inconfortable quand je suis forcée de choisir. Par exemple, entre ce que les gens considèrent comme la black music et ce qu’ils considèrent comme la musique de blanc. Avant, j’allais souvent dans ce club, le Brighton Beach. Dans une pièce, on y entendait de la Northern soul, des morceaux du label Stax, de la Motown… Dans une autre, c’était les Stones, les Kinks, les Small Faces – eux-mêmes influencés par toutes ces musiques afro-américaines – pour en arriver à la Britpop, aux Charlatans, à Oasis… Du coup, on pouvait danser aussi bien sur les Stones que sur Stevie Wonder, ou une reprise des Beatles par Aretha Franklin… Je n’ai pas l’impression d’appartenir à un camp en particulier. Je sais par exemple que les morceaux de The Sea sont aussi bien programmés dans un show r’n’b après Rihanna que dans une émission de rock indie, enchaînés à un morceau des Cocteau Twins. Cela me plaît. »

Le sel et le miel

Alors qu’elle était encore au creux de la vague, son ami Questlove, batteur des Roots, lui a envoyé le DVD du fameux live à Montreux de Nina Simone, daté de 1976. La chanteuse y atteint des sommets d’expressivité, voix géniale arrosée d’une lumière crue, souvent violente. Si le miel vocal de Bailey Rae est toujours à mille lieues des tempêtes contenues dans le chant de Simone, nul doute que la jeune femme y a trouvé une aide, un support. Comme l’indication du chemin à suivre. « Elle n’a pas eu une vie simple. Quand je la vois en concert, je peux imaginer tout ce qu’elle a enduré. En même temps, elle semble tellement forte. Elle peut reprendre une scie comme Feelings et en faire quelque chose de complètement ouvert et très digne. J’aime également des femmes comme Frida Kahlo, Patti Smith… Des personnes qui font de leur féminité une force, tout en restant vulnérable, en ne prétendant pas jouer l’homme. J’aimerais pouvoir proposer ça dans ma musique. »

A cet égard, Corinne Bailey Rae est sur la bonne voie. The Sea porte d’ailleurs bien son nom. Elle qui a connu les abysses, la voilà de retour à la surface. A tout jamais différente.

Corinne Bailey Rae, The Sea, EMI.

Rencontre Laurent Hoebrechts, à Londres

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