EXCITÉE PAR L’INFINI POTENTIEL DES TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES, LA NARRATION CONTEMPORAINE N’HÉSITE PLUS À CRÉER DES UNIVERS PARTICIPATIFS ÉCLATÉS SUR DIFFÉRENTS SUPPORTS. IMMERSION.

Pas de quoi fouetter un Zuckerberg. « Kate Harff a accepté votre invitation. Ecrivez dans son journal. » Et alors? Cueillie sur un réseau social couleur Schtroumpf, rayon notifications, cette joyeuse nouvelle ne concerne pas une vraie personne. Pas un vrai copain, une vraie copine. Pas même une déesse de profil qu’on aurait sollicitée comme on gratte un Subito, au cas où, sur un malentendu… Non, la jeune femme qui vient discrètement d’intégrer notre excellent cercle d’amis virtuels, la donc dénommée Kate Harff, n’est « que » l’héroïne d’une série. Un personnage. Une invention. Mais à l’image de l’Europe, la narration contemporaine a perdu ses douaniers: la frontière entre réalité et fiction se dérobe sous les saillies des expérimentations numériques et des nouvelles habitudes de consommation médiatique. (R)évolution.

Lancée le 27 avril dernier sur Arte, About: Kate est un prototype. Son fil rouge? Une série télé en quatorze épisodes, soit les aventures introspectives d’une jeune Berlinoise de 30 ans, paumée, confuse et internée à sa propre demande dans un hôpital psychiatrique. Facebook, continent du fantasme réel et de la réalité fantasmée, l’aide à reconstituer, seule dans sa chambre, le puzzle d’une vie chamaillée par les incertitudes. D’où notre demande d’amitié. Et sa réponse favorable.

Epaulée par une batterie d’opportunités numériques, la série déploie sa véritable saveur sur Internet. Le site kate.arte.tv questionne l’identité virtuelle en offrant un voyage complexe et documenté dans l’état mental du personnage principal. Mieux, grâce à une application permettant de synchroniser son smartphone à l’épisode diffusé, l’utilisateur peut répondre lui-même aux QCM psychologiques soumis à Kate, évaluation à la clé. Pour les plus impliqués, il est également possible d’enrichir la réflexion générale en postant des photos et vidéos, qui seront diffusées dans les épisodes de la série « télé »… « La série fonctionne toute seule, mais ces accessoires permettent d’en profiter pleinement. Nous voulions que l’entreprise soit une fiction et qu’elle se décline de façon équitable sur Internet et en télé, avec des éléments novateurs », expliquent conjointement Laurence Rilly, pour la plateforme des arts numériques Arte Creative, et Stéphane Montiers, chargé de programme pour la série.

Moi, mon canap, ma télé, mon smartphone

La passivité se ringardise. L’heure est à l’implication, voire à l’immersion du client-utilisateur-spectateur. Habitué à l’exclusivité, le poste de télévision doit désormais accepter de partager ses chéris avec d’autres écrans. D’après un récent sondage commandité par l’Observatoire de la TV connectée, environ 75 % des personnes interrogées regardent occasionnellement la télé avec leur PC, tablette ou smartphone à portée de main. Souvent, d’ailleurs, pour y pêcher des infos relatives au programme diffusé sur leur plasma 134 cm… La télé sociale et connectée s’installe dans les salons alors que les séries « augmentées » se généralisent. « Aujourd’hui, le noeud du problème, c’est moi, mon canapé, ma télé et mon smartphone. Le deuxième écran propose un contenu relatif au programme diffusé en télé tout en permettant, avec les réseaux sociaux, de garder une connexion à soi-même », poursuit Laurence Rilly. Autrement dit, l’évolution vers ce type de projets aussi hybrides que complexes répond à une double dynamique: l’explosion des potentialités numériques d’une part, les velléités participatives des nouvelles générations de l’autre.

« A ces deux mutations, il faut ajouter les enjeux économiques de démarcation, dans un secteur où la concurrence augmente de jour en jour », assure Mélanie Bourdaa. Maître de conférence à l’université Bordeaux 3, la chercheuse parle de « narration augmentée » pour évoquer ces univers fictionnels éclatés sur différents supports, censés enrichir le vaisseau-mère de multiples développements (histoire d’en savoir plus sur tel ou tel personnage, sur tel ou tel aspect de l’intrigue, etc.). On parlerait alors de « transmedia storytelling » pour ces extensions, voire de « transmedia » pur quand la narration est imaginée dès sa genèse comme un puzzle à disperser sur plusieurs supports. « Idéalement, chaque média apporte sa propre contribution au développement de l’intrigue », explicitait récemment dans un colloque le professeur américain Richard Jenkins, à qui l’on doit le terme « transmedia storytelling ».

Les nuances sont fines, les concepts mouvants et le domaine de recherche jeune. Ceci expliquant probablement cela. Arte soutient mordicus qu’About: Kate est un programme « crossmedia », alors que la série The Spiral, projet d’ampleur internationale initié par la maison de production flamande Caviar Films, est qualifiée selon des sources également pertinentes d’initiative « crossmedia », « transmedia » ou de « série participative ». Diffusée en septembre dernier simultanément à travers l’Europe, The Spiral s’immergeait dans une communauté artistique basée à Copenhague qui, sous l’impulsion de son leader charismatique, allait tenter de voler six chefs-d’oeuvre picturaux dans six pays différents. L’originalité du concept vient, là aussi, de sa déclinaison Web: la mission des internautes, massés sur la plateforme the-spiral.eu (façonnée par la société belge PKA Wanabe), était de mener l’enquête pour débusquer les toiles sur le Net. En prenant part à ces recherches, les fans créaient corollairement, touche par touche, l’oeuvre d’art digital la plus ambitieuse jamais conçue. Laquelle fut projetée sur la façade du Parlement européen le 28 septembre 2012. Les binômes passivité/activité, fiction/réalité s’entremêlent et s’épousent donc de plus en plus…

La fiction n’a néanmoins pas l’apanage de ces passerelles cross et transmédiatiques. Les jeux vidéo en réalité alternée comme In Memoriam ou Alt-Minds (lire encadré) s’en sont emparé depuis un moment, la forme documentaire, « chauffée » par les Web-docus (tel Prison Valley) s’ouvrant elle aussi à ces nouvelles perspectives. En juin 2012, la RTBF diffusait ainsi les deux films de l’étrange projet mixte Mirages. Ou comment un certain Lazarus, mélange scientifico-ésotérico-moralisateur entre un champion masqué de lucha libre et Monsieur Manhattan, décidait d’activer la pensée anti-obscurantiste via différents canaux. Un site Internet gorgé de modules scientifiques, un blog, un jeu, des débats sur les réseaux sociaux, deux documentaires interactifs pour une expérience bizarroïde, assez unique en son genre. Et donc joyeusement transmedia.

Blair Witch Project

Quand l’Europe cross/transmédiatique se montre aussi ambitieuse qu’avant-gardiste dans ces nouvelles manières de raconter des histoires, les Etats-Unis suivent une route un peu différente. « La chaîne américaine HBO mise depuis un moment déjà sur des campagnes transmedia. Elle l’a notamment fait pour Game of Thrones ou pour True Blood, avec un jeu en réalité alternée lancé avant la série, même si cette dernière reste la pierre angulaire du dispositif. L’idée, c’est de constituer en amont une solide base de fans. Qui devront défendre les extensions narratives et même créer les leurs, comme quand les fans de Lost ont cartographié de manière impressionnante l’île de la série. On entre là dans une forme d’intelligence collective », explique Mélanie Bourdaa. Avec Defiance, la chaîne Syfy lançait récemment un projet plus ouvertement transmedia, en entremêlant série et jeu de manière plus interdépendante.

Si des oeuvres pionnières comme Le Magicien d’Oz ont tracé, bien avant le numérique, le sillon transmedia, c’est la série Matrix et sa déclinaison d’univers enrichis (jeu vidéo multijoueurs, comics, etc.) qui poussèrent le professeur Richard Jenkins à théoriser le phénomène, puis à lui coller une étiquette sur le front. Cela dit, pour bien comprendre à quel point crossmedia et transmedia, plan marketing pur et déploiement narratif supplémentaire, s’entremêlent, il faut retourner à l’aube du millénaire. Dans une tente où, morve au nez, trois étudiants tournent un documentaire sur la sorcellerie…

Complètement fauchés, les producteurs du Blair Witch Project ont misé toutes leurs billes publicitaires sur un site Internet. A coups d’infos bidons, de rumeurs, d’éléments distillés au compte-gouttes: coup de génie marketing axé sur le prolongement narratif du film, le site a permis à Blair Witch Project de fédérer une communauté de fans exceptionnelle, tout en devenant, tout simplement, le projet le plus rentable de l’histoire du cinéma.

Qu’elles soient utilisées dans un but purement commercial, pour satisfaire la soif d’infos des fans ou simplement pour expérimenter de nouvelles façons de raconter des histoires, ces nouvelles stratégies cross/transmedia ont, manifestement, tout l’avenir devant elles…

TEXTE GUY VERSTRAETEN

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