La femme du brouillard

© C. HÉLIE

Dans Berta Isla, à la fois roman d’espionnage et portrait de femme en attente, Javier Marías confronte un couple aux rouages de la culture du secret.

Berta Isla, Madrilène, et Tomás Nevinson, né de mère espagnole et de père anglais, se sont promis tôt de passer leur vie ensemble. Reste que chacun estime préférable de terminer ses études et de se laisser une marge de liberté avant les noces. Lors d’une manifestation anti-Franco, Berta Isla se réfugie chez un torero freelance et lui laisse voir, cette fois seulement, bien davantage que ses genoux blessés. De l’autre côté de l’Europe, son fiancé, surdoué pour les langues et imitateur né, attire l’attention de l’ex-lieutenant-colonel Peter Wheeler (dont les lecteurs de Marías connaissent bien les zones poreuses depuis Ton visage demain). L’homme, connecté à quantité de réseaux licites et illicites, fait une proposition de recrutement à Tomás, mais ce dernier refuse de rejoindre  » ceux qui agissent dans le brouillard « . Suspecté d’être le meurtrier de son flirt occasionnel, Tomás est contraint de remettre son destin entre les mains des Services secrets britanniques s’il veut étouffer l’affaire. Rien ne filtre de cette tractation auprès de sa désormais épouse Berta, persuadée de vivre avec un employé du Foreign Office.

La femme du brouillard

Faisceaux de suspicion

Miguel et Mary-Kate Kindelán (couple que Marías dépeint avec délectation comme de vraies araignées humaines, l’une énorme, l’autre bigleuse, resserrant leur toile) mettent non seulement la puce à l’oreille de Berta sur ces absences répétées mais les menacent de façon perverse, elle et son fils. Confronté par sa femme à bout de nerfs, il est temps pour l’agent secret de passer partiellement à table, même si sa fonction interdit a priori toute confidence. Mais alors que la Guerre des Malouines vient de s’éteindre, Tomás ne rentre pas de mission. Voici dès lors sa Pénélope contemporaine coincée dans les limbes douloureux entre le statut d’épouse, de veuve et de célibataire. Si Berta Isla se permet des longueurs, elles font en partie écho à cette attente insoutenable, à ce doute poisseux qui finit par faire limon dans les pensées de cette femme encore jeune au sablier arrêté. Dans le final brillant de ce roman où la loyauté est en permanence questionnée et où être quelqu’un est plus enviable que n’être personne, l’auteur madrilène détricote maille par maille le fil d’une vie spoliée par l’obéissance au Royaume. De celles où les rendez-vous capables de faire basculer l’existence se font avec un recueil de T.S. Eliot à la main et où les divergences cruciales de vues éclatent davantage dès que Shakespeare entre dans la conversation, dans un jeu multi-référentiel appréciable.

Berta Isla

De Javier Marías, traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek, éditions Gallimard, 592 pages.

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