Emmanuelle Devos compose, dans Unspoken, de Fien Troch, un magnifique personnage de femme plongée dans une absence mutique suite à la disparition de sa fille. Intense et désarmante.

Le visage d’Emmanuelle Devos est un mystère, fascinant, que l’on ne se lasse pas d’explorer, de film en film, chez Arnaud Desplechin ou Jacques Audiard, chez Sophie Fillières ou Emmanuel Carrère. Ce visage, Fien Troch, la réalisatrice de Unspoken, a choisi de le filmer comme aurait procédé un peintre, brossant des portraits intenses de Grace, une femme aux prises avec la disparition d’un enfant et avec l’implosion de son couple. La cinéaste belge rejoint, dans cette approche picturale, un Frédéric Fonteyne, avec qui Emmanuelle Devos avait tourné La femme de Gilles, il y a cinq ans maintenant. « C’est une spécificité de votre cinéma, approuve-t-elle, alors qu’on la rencontre, enjouée, dans un hôtel bruxellois. Il y a, dans le cinéma belge, un sens du cadre très particulier, avec des personnalités très différentes. C’est comme si cétait naturel, et je trouve cela très beau. »

Unspoken, la comédienne en a d’abord apprécié l’écriture: « Sur un sujet qui ne me passionnait pas franchement au départ, dont je craignais qu’il soit lourd et dramatique, Fien réussissait, déjà dans le scénario, à faire quelque chose de très personnel et de particulier, sans aller dans la psychologie, la dramatisation, la douleur. Perdre un enfant et ne pas savoir ce qu’il est devenu est évidemment douloureux, et montrer cela ne l’intéressait pas.  » Question de tact et de mesure – ce n’est pas un hasard, du reste, si le film s’intitule Unspoken (le non-dit), évo-luant aussi en léger décalage, non sans que la violence du monde s’y insinue, insensiblement.

Mètre-étalon de la douleur

Cela étant, et même si le film refuse de capitaliser sur ce sentiment, Grace, le personnage qu’elle joue, s’inscrit dans la douleur, comme avant lui ceux de Sur mes lèvres, Rois et reine, et autre Ceux qui restent. A croire que les réalisateurs de bords les plus divers identifient la douleur en elle: « Je ne veux même pas me poser la question, je dois l’avoir, forcément, rit-elle. La douleur ne sort pas toujours comme on nous le montre dans le cinéma traditionnel, j’ai pu l’expérimenter dans la vie. Comme s’il y avait un mètre-étalon de la douleur, c’est exaspérant. Et j’ai joué un tas de personnages qui doivent affronter cela. Souvent, ils ne réagissent pas comme on devrait réagir, mais, pour moi, cela correspond à la réalité. »

La réalité du monde, justement, Unspoken l’appréhende à la lumière de l’incommunicabilité. Celle, intime, qui éloigne mari et femme; celle, plus vaste, d’une impossibilité à encore communiquer sur certaines choses. « Cela, j’y ai pensé en voyant le film, observe Emmanuelle Devos. Au moment même, je suis plus terre à terre. Je joue au jour le jour la situation qu’il y a à jouer, et je laisse les extrapolations au réalisateur ou au spectateur. L’acteur n’a pas à faire des projections des autres – dans la vie de tous les jours, vous ne le faites pas non plus. On ne peut faire sens pour tout, être symbolique pour tout. Il faut garder une certaine innocence, et même quelquefois être très bête par rapport à certaines situations. »

Détecteur de fausses envies

Si extrapoler n’est pas le rôle de l’acteur, un simple regard sur la filmographie de la comédienne, mélange de curiosité et d’exigence, traduit un rapport au monde, une volonté de mise en pers-pective. « Oui, mais… J’ai deux hantises: j’ai peur de faire des films pour rien, des films qui ne soient pas du cinéma. Cela m’arrive, mais on ne peut pas gagner à tous les coups. Et j’ai peur de faire des films qui ne me font pas envie, par confort ou parce qu’ils sont bien payés, des raisons triviales. Donc, a priori, dans ce qu’on me propose, je fais ce qui me plaît, les choix sont très faciles. Et puis, les événements font que je ne peux pas m’éloigner de ce soi-disant parcours qui n’est pas vraiment décidé, parce qu’on n’est pas maître de grand-chose, quand même. Ça m’est arrivé, pas souvent, de vouloir aller vers quelque chose de plus commercial, de plus confortable, et ça n’a pas marché. Ce n’est pas la peine, il ne faut pas que j’y aille – je dois avoir un détecteur de fausses envies dans le cerveau. » On a connu pathologie plus embarrassante…

Rencontre Jean-François Pluijgers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content