La danse sens dessus dessous: ce que révèle l’analyse des chiffres des aides structurelles pour la danse

L’Œil, l’Oreille et le Lieu, de la compagnie Michèle Noiret, l’une des compagnies sanctionnées pour la période 2024-2028. © sergine laloux
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Y aurait-il quelque chose de pourri au royaume de la danse contemporaine en Fédération Wallonie-Bruxelles? Après analyse, la répartition des aides structurelles pour les cinq ans à venir, publiée le 17 novembre dernier, pose en tout cas de sérieuses questions de gouvernance.

Elle était très attendue. La répartition des aides structurelles pour les cinq prochaines années dans les différents secteurs des arts de la scène a été dévoilée ce 17 novembre. Dans le tableau de chiffres, une ligne en particulier pour la danse ne pouvait manquer d’interloquer: le non- renouvellement des aides pour Astragales, la compagnie de Michèle Anne De Mey.

La subvention annuelle d’Astragales, célèbre pour les nanodanses Kiss & Cry (2011, et repris cette saison à Wolubilis du 28 au 31 décembre) et Cold Blood (2015), mais aussi pour la fameuse Sinfonia Eroica (1990), passait de 481 647 euros à… zéro. Plus rien. Contactée alors qu’elle était en tournée à Shanghai, Michèle Anne De Mey faisait part de son désarroi: “On nous raie de la carte. On nous propose une subvention d’un an pour faire une transition. Je trouve ça très lâche, parce que quand on connaît les dossiers en culture, on sait que c’est un travail qui s’étale sur plusieurs années. Tout cela ne peut pas se liquider en un an.” Le constat est rude: même si la compagnie bénéficie de coproductions internationales, sans les aides de la FWB, Astragales ne peut plus fonctionner. Les décors ne pourront pas être conservés: sans argent pour les stocker, ils devront être brûlés.

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Place aux jeunes?

Même si son cas est le plus manifeste, Michèle Anne De Mey n’est pas la seule à avoir été sanctionnée. D’autres compagnies de la même génération, très actives en Belgique et à l’international, saluées tant par le public que par la critique, ont vu leurs subsides rabotés: celle de Michèle Noiret, fondée en 1986, passe de 421 441 à 250 000 euros et la compagnie Mossoux-Bonté, menée en tandem depuis 1985 par Nicole Mossoux et Patrick Bonté, passe de 539 444 à 340 000 euros. Ces trois compagnies historiques ont défriché le champ de la danse contemporaine à Bruxelles, à une époque où, dans l’ombre du grand Maurice Béjart, il n’y avait encore rien. Aujourd’hui, c’est cette génération qui semble, de manière assez violente, poussée vers la sortie.

Au moment de la publication des chiffres, la ministre de la Culture Bénédicte Linard mettait en avant la volonté d’“un soutien clair à l’émergence, aux jeunes compagnies”. Faut-il donc, en Fédération Wallonie-Bruxelles, détrousser les anciens pour permettre aux chorégraphes émergents de s’épanouir? Même pas sûr que ce raisonnement-là tienne dans le cas de la danse. Au regard des chiffres, la clé pour les compagnies est d’être représentée dans la commission qui juge les dossiers.

Conflits d’intérêts

Parfois, en pensant améliorer les choses, on les empire. Il y a cinq ans, dans un souci de plus grande transparence dans l’attribution des subsides, les décisions quant aux “contrats-programmes” quinquennaux des arts de la scène étaient synchronisées. Fini les négociations individuelles à diverses échéances: dans cette grande remise à zéro, tous les opérateurs devaient rendre leur dossier en même temps. Et dans la foulée, la ministre alors en charge de la culture, Alda Greoli, annonçait une refonte des instances d’avis, où siègent notamment des artistes et des responsables d’institutions, dans le but d’éviter les conflits d’intérêts.

Dans le secteur de la danse, le moins qu’on puisse dire est que la manœuvre de démocratisation n’a pas fonctionné. La preuve est dans les chiffres, soigneusement analysés par Isabelle Meurrens, la directrice de Contredanse, centre de ressources pour la danse: “Si on observe les augmentations et les diminutions, on constate qu’il y a une différence de près de 60 points de pourcentage entre les structures dont le directeur artistique ou administratif fait partie de la commission et les structures qui n’y ont pas de représentant: les structures représentées ont été augmentées de 45% alors que les non-représentées ont diminué de 19%. On est ici face à une vraie faillite démocratique, qui n’honore pas le secteur. Il aurait dû y avoir des garde-fous. Comment l’administration, face à ces chiffres, n’a pas vu qu’il y avait un vrai problème?

Autre “détail” piquant relevé par Isabelle Meurrens: la liste des membres de la commission danse de 2023, qui a donc rendu les décisions sur les nouveaux contrats- programmes, n’a jamais été publiée. “Jusque fin novembre, c’était la liste de 2022 qui était sur le site et elle a été remplacée par un brouillon de celle de 2024. Donc ils ont éludé la transparence de la liste de 2023, elle est totalement passée à la trappe. Et l’obtenir a été un combat.” Aujourd’hui, tous les éléments sont sur la table et les dysfonctionnements sont criants. Plus jamais ça?

“On a tellement appris à être déçus”

Il y a cinq ans, au moment de l’annonce des décisions pour les contrats- programmes 2018-2022, un cas en particulier avait interpellé dans le domaine du théâtre: celui de Georges Lini et de sa compagnie Belle de Nuit, fondée en 1998, très maigrement subventionnée -sans aucune explication- au regard de sa productivité et de la qualité des spectacles (dernièrement, Iphigénie à Splott, qui a cartonné à Avignon, ou La Sœur de Jésus-Christ, récompensé aux derniers Prix Maeterlinck de la critique). Aujourd’hui, les nouvelles sont bonnes: Belle de Nuit bénéficie d’une aide à la création (pour cinq ans) de 100 000 euros annuels. “J’ai mis plus d’un an à essayer d’effacer ma colère, explique Georges Lini. Avec la compagnie, on a vraiment pris les résultats à venir avec légèreté et distance. On ne pouvait pas avoir pire qu’il y a cinq ans. On a tellement appris à être déçus. C’est la raison pour laquelle on n’a pas demandé de contrat-programme, on s’est sentis tellement indignes d’en avoir qu’on n’a même pas osé le demander. Cette aide, moralement, c’est une reconnaissance, ça fait du bien. Et puis ça nous permet d’envisager les choses à long terme.” Comme quoi les injustices peuvent être réparées…

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