TOUJOURS À L’ÉCOUTE DES MUTATIONS DE SON PAYS, LE CINÉASTE CHINOIS JIA ZHANG-KE EN EXPLORE LES CONSÉQUENCES DANS LE CHAMP DE L’INTIME, AU DÉPART D’UN TRIANGLE AMOUREUX SENSIBLE.

De Platform en 24 City, le cinéma de Jia Zhang-ke n’a cessé d’orchestrer un passionnant jeu de tensions entre passé et présent, le réalisateur enregistrant les convulsions d’une Chine en proie à de profonds bouleversements. Alors que A Touch of Sin, son précédent opus, dressait le portrait implacable d’une société gangrénée par la violence comme résultat de son essor économique brutal, Mountains May Depart se place aujourd’hui sur un autre terrain, celui de l’intime. Situant son récit à trois époques successives, 1999, 2014 et 2025, le cinéaste entreprend d’établir combien ces changements ont affecté les individus au plus profond d’eux-mêmes, et ce, au départ d’une figure classique, celle du triangle amoureux. « J’ai aujourd’hui 45 ans, et je peux dès lors évaluer la distance parcourue lorsque je porte un regard rétrospectif sur mon existence, sourit-il en guise de préambule, avant d’évoquer la structure narrative du film. J’ai voulu, avec Mountains May Depart, mesurer les sentiments, l’amour et leur évolution en relation avec le temps. Pour ce faire, il me fallait commencer par la jeunesse, une période teintée de bonheur et d’innocence, et ce chapitre véhicule l’idée de simplicité et de douceur. J’ai enchaîné avec 2014, qui correspond à la maturité, lorsque l’on réalise à quel point l’amour et les sentiments ont évolué, et combien tout tourne désormais beaucoup plus autour des aspects pratiques et pragmatiques de l’existence, avec pour corollaire un glissement de la douceur vers l’amertume. Enfin, j’ai tenu à conjuguer le dernier chapitre au futur, parce que beaucoup de décisions prises maintenant ne produiront leurs effets que plus tard, tout comme des choix posés il y a dix ans ont encore un impact aujourd’hui. Je souhaitais ouvrir un espace de réflexion… « , exploré à la faveur d’un épilogue australien, cadre choisi parce qu’associé à « l’idée d’un endroit lointain, isolé du monde. »

Le rituel d’une génération

Pour autant, Mountains May Depart s’ouvre, comme plusieurs de ses films, à Fenyang, la petite ville de la province du Shanxi d’où est originaire Jia Zhang-ke, et dont il souligne combien elle constitue pour lui un point d’ancrage esthétique et social. Un cadre que l’on découvre au son des Pet Shop Boys pour un titre qui constitue en soi tout un programme: Go West. « J’ai choisi d’entamer le film à la fin des années 90, qui correspondent au moment où j’étais à l’université, mais aussi à l’époque où la Chine connaissait des changements drastiques en termes économiques et technologiques, mais également dans son système de valeurs. L’introduction des téléphones portables et de l’Internet a complètement bouleversé le paysage des relations entre les gens. J’ai cherché un élément représentatif de cette époque, et la première chose qui me soit venue à l’esprit, c’est cette chanson, Go West, quintessentielle de la culture des clubs chinois à la fin des années 90. On pouvait voir des gens danser, en solitaire, sur d’autres morceaux, mais pour Go West, tout le monde se retrouvait sur la piste, à danser à l’unisson, se tenir les mains, s’embrasser, de façon parfaitement synchronisée. C’est presque devenu un rituel collectif pour notre génération. »

Et le réalisateur d’ajouter combien les paroles de la chanson importaient alors bien peu, nul n’y entendant d’ailleurs grand-chose –« nous aimions le beat qui vous appelait irrésistiblement à danser, et c’est la raison principale pour laquelle j’ai choisi cette chanson. Plus que celle de l’Ouest, elle véhicule l’idée d’un ailleurs offrant plus de liberté et plus de possibilités. » D’où sa répétition, en toute fin de film, lorsque, à la chorégraphie collective du début a succédé celle solitaire de Tao, héroïne « sacrificielle » de l’histoire – « je voulais lui donner la possibilité, même si elle est seule et dans la cinquantaine, d’encore aller quelque part. Dans cinq ans, j’aurai 50 ans moi aussi, et j’espère ressentir toujours ce désir et cette motivation, éprouver à nouveau ce sentiment lié à la jeunesse, et avoir envie de partir, n’importe où, pas nécessairement à l’Ouest… « 

La voie du bonheur

Tao (que joue Zhao Tao, indissociable du cinéma de Jia depuis Platform, il y a quinze ans déjà), on la découvre courtisée par ses deux amis d’enfance, Zhang, doué d’un esprit d’entreprise bien dans l’air du temps capitaliste, et Lianzi, humble et besogneux, comme quelque émanation d’une Chine vouée à disparaître. A travers leurs relations, et les choix que posera la jeune femme, le film embrasse un horizon plus vaste, à l’échelle de la société chinoise. « J’ai tenté de jauger l’impact du consumérisme sur les sentiments et les relations entre les gens. Le système de valeur individualiste sur lequel repose la société de consommation a complètement altéré la façon dont les gens posent désormais leurs choix -ainsi de la décision que prendra Tao de laisser vivre son fils avec son père en raison de son aisance matérielle. Une décision arrêtée avec les meilleures intentions, mais assortie de conséquences sérieuses, et qui méritait donc d’être reconsidérée. » Et de mettre ses propos en perspective: « Si l’on s’en tient à la pensée bouddhiste, l’existence comporte quatre stades inévitables, et attendus en tant que tels, à savoir la naissance, le fait de vieillir, la maladie et la mort. Plutôt que de raisonner en termes de consumérisme, peut-être serait-il bon d’y penser, ce qui nous emmènerait à envisager les relations et les sentiments différemment. » Et à y mettre sans doute plus de prix, comme en écho ironique au tout économique prévalant désormais.

Jia Zhang-ke s’en réfère encore au concept de Qingyi, irriguant traditionnellement, explique-t-il, la philosophie chinoise de l’existence. « Ce terme regroupe deux notions pouvant présider aux relations entre les gens, à savoir l’amour et la loyauté. Parfois, même quand l’amour n’est plus, l’idée de loyauté demeure très forte. C’est ce qu’illustre le film, à travers les relations qui subsistent entre les différents personnages. Je reste fort attaché à cette dimension, même si je constate qu’elle tend à disparaître parmi la jeune génération. » Emprunté à la mythologie chinoise, l’énigmatique personnage que l’on voit apparaître aux différentes époques du film brandissant une hallebarde en est un symbole. Voué à l’errance, selon toute apparence, dans un environnement livré corps et âme au capitalisme triomphant, au point qu’il serait possible d’y prénommer son fils Dollar, comme a donné à le penser la projection cannoise de Mountains May Depart. En réalité un surnom (dont le récit fait abondamment usage), le rejeton de Tao s’appelant en définitive Daole, patronyme à la prononciation voisine, et signifiant « la voie du bonheur » en mandarin. Si les montagnes peuvent s’en aller en effet, de l’amour subsistera toujours quelque chose, semble aussi nous suggérer le réalisateur, son film, ancré dans la réalité chinoise, tendant là vers une grâce universelle…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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