L’incroyable vibration de Konono n°1 séduit l’Occident jusqu’à Björk. Epatée comme nous par cette transe du Congo ancestral mixée avec l’Afrique du 21e siècle. Reportage belgo-congolais avant sa venue à Couleur Café…

Le Congo commence à l’enregistrement de SN Brussels Airlines à Zaventem. Le vol pour Kinshasa de la veille ayant été annulé, le n£ud gordien des relations belgo-congolaises – le supplément bagage – est plus tendu encore. A voir les tonnes de valises charriées par les Congolais de retour, ce n’est pas seulement un peu de terre belge qu’ils ramènent au pays. Imprécations, vociférations, supplications, deux mondes se font face: l’imperturbable hôtesse de l’air belge et le voyageur africain. Tailleur bleu azur contre Vuitton-Gucci. A première vue, le score est sans appel, c’est 1-0. Douze heures plus tard, autre cinéma à l’aéroport de Kin. Dans la température bouillante du soir, le carrousel à bagages ressemble à un meeting de jongleurs, c’est Fellini revu par Mama Africa. Bienvenue au Congo. Rien n’a changé depuis ma précédente visite il y a un an. Kinshasa est toujours la seule capitale au monde dont le boulevard majeur, celui du 30 juin, est aussi défoncé que ses petites rues adjacentes. Pas des nids de poule mais de véritables fosses à bitume. Métaphore possible d’une république où tout ce qui est officiel semble souvent tenir du coma prolongé, la vie poussant dans les artères secondaires avec une voracité galopante.  » Les Congolais s’adaptent parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Avant-hier, il y a eu des pluies et des maisons se sont effondrées. » Aharon Matondo travaille pour Konono n°1 et en a vu d’autres. Mais quand même, il ne sait pas très bien ce qui pourrait amener la guérison de son dantesque pays-continent grand comme septante-sept fois la Belgique… Dans la Merco sans air co de Matondo, on passe devant la statue de Patrice Lumumba, l’homme qui voulait réinventer l’Afrique. Dans la nuit de Kin, sans véritable éclairage public, les héros existent mais personne ne les voit.

ART DéCO ET LIKEMBé

C’était en mai 2007, à New York, dans ce qui doit être la plus belle salle du monde. Radio City Music Hall, six mille places assises sous l’impressionnante voûte art déco. En ouverture du concert de Björk débarque Konono n°1. Visiblement, le public ne connaît pas, mais la formation de six musiciens congolais entame une demi-heure de concert qui se termine en transe partagée avec les new-yorkais hilares. Les Kinois ouvrent ensuite le concert de Björk avec une stupéfiante version de Earth Intruders, chanson infectieuse enregistrée à Bruxelles ( voir encadré). Bombardé « tradi-modern », le style de Konono dépend grandement du likembé, une simple planche de bois sur laquelle sont fixées des lamelles de métal souples. Mais chez Konono, ce piano à pouce joué par trois musiciens est amplifié et le son répercuté à l’infini donne l’impression d’une réincarnation hendrixienne repassée par un xylophone africain. Ajoutez-y des vocaux qui dévissent et relancent sans cesse la machine assoiffée, des sifflets, des percussions en fourmis rouges funk, et voilà la bébête rythmique qui grimpe, qui grimpe jusqu’à la perte de conscience. C’est à la fois extrêmement mécanique – d’où le succès dans les cercles électros – et parfaitement gluant, organique, sensuel.

Konono n’aurait pu être qu’un secret enfoui dans un quartier pauvre de Kin mais le flair d’un Belge, Vincent Kenis, en a décidé autrement. Débusquant cet ensemble mené par Mawangu Mingiedi, Kenis les incorpore en 2004 à un premier Congotronics chez Crammed Records, label bruxellois habitué des aventures musicales. Pour compléter la joint-venture belgo-congolaise, Michel Winter et Stéphane Karo de Divano Production tombent sous le charme de cette musique authentique, et offrent leur management au groupe. Suivent des concerts européens, belges (cf. le Live à Couleur Café) et plusieurs tournées mondiales. Deux périples aux Etats-Unis, un mois au Japon, l’Islande, la Biennale de São Paulo… Pas mal pour un groupe dont le leader, Mingiedi, était un moment SDF dans les rues larguées de Kinshasa.

JAMES BROWN EST Né ICI

Vendredi après-midi, au Quartier 2 pour la répétition de Konono n°1. Une cour perdue à l’est de Kin dans un dédale de rues sans électricité. « Dans le coin, cela dure depuis deux ou trois mois. La compagnie lâche quelques heures d’électricité de temps à autre mais il n’y a pas de solution à long terme… », explique simplement Aharon. Pas de jus, pas de télé, ni de recharge de GSM ni bien sûr de lumière: autant d’arguments pour se sentir plus pauvre encore. L’alternative – acheter un générateur et le nourrir d’essence – est trop onéreuse pour la majorité des gens.

Pauline – la chanteuse aux yeux éclairs – attend déjà, elle est compagne de route du groupe depuis plus d’une décennie. Et puis, en silence, le visage impassible vissé sous une casquette pied-de-poule, arrive Mawangu Mingiedi, chemise boutonnée au col, tongs plastiques. Dès qu’il sourit, on dirait un gamin récompensé. Konono, c’est d’abord son histoire à lui: il en est l’âme et la mémoire. La plupart des chansons viennent du répertoire du Bas-Congo où il est né en 1933, sans en connaître la date exacte.  » J’ai appris la musique de mon père qui jouait de la flûte en corne d’ivoire, des tambours et du likembé, une version primitive en bambou, pas électrifiée. Ma musique date d’avant l’époque coloniale (…), elle accompagnait les deuils, les mariages, et elle prenait un peu la place de l’école, disait comment il fallait préparer la vie avec le mari, comment il fallait respecter les vieux. On chante aussi de nouvelles chansons. » Mingiedi n’a pas beaucoup fréquenté l’école, il n’aimait pas les coups du missionnaire protestant. Il n’est pas très éduqué, ne parle pas bien français mais a travaillé avec Björk.  » J’aimerais beaucoup qu’elle vienne à Kinshasa. » Vision improbable du feu follet islandais dans la poussière urbaine de Kabila…

Arrivé à Léopoldville en 1951, Mingiedi soupire sur ses souvenirs de l’époque: « La ville était propre, on mangeait bien, oui je regrette que les Belges soient partis. » Mingiedi sera autant galérien que musicien. Sa carrière s’étiole à plusieurs reprises, il est chauffeur de transport et passe la période des années 80 à 2000 comme surveillant d’école. Un moment, il n’a même plus les moyens de se payer un toit. Pourtant, il a mis au point une arme fatale: le likembé électrique. Sur ce « piano à pouce », quarante centimètres de bois garni de quatorze lamelles métalliques, il bricole un micro capteur pour l’amplification. Trop pauvre pour acheter du fil électrique, il recompose l’engin avec des restes d’alternateurs de voitures, casse et rassemble des aimants pour constituer le champ magnétique nécessaire. Son actuel instrument a un moteur de 1971 mais la carrosserie a subi quelques liftings.  » Quand je suis arrivé à Kinshasa, il y avait le bruit de la ville qui n’existe pas à la campagne. Il fallait faire entendre l’instrument, il fallait l’amplifier… Un vrai, un bon likembé, résonne avec beaucoup de distorsion, un faux sonne comme une guitare avec de la distorsion. » Nuance que la répétition de Konono, l’une des quatre rencontres hebdomadaires, confirme. Le premier morceau est un collage de quatre titres enchaînés pendant quarante minutes, preuve de l’élasticité naturelle de cette musique qui attire vite cent personnes pour un concert tonitruant de deux heures. Aux micros, Pauline, centrale et majestueuse, plus deux vocalistes de dix-neuf et vingt ans qui trempent intensément leur chemise, Atou et Ewing. Oui, le prénom hérité de Dallas. Ils chantent en kikongo et dansent le kitanase, le « descendez en bas », avec d’infatigables coups de hanches naturels. Il suffit de voir Atou et les gamins au tour de rein imbattable pour comprendre que James Brown est sans doute né ici et non pas en Caroline du Sud. La musique de Konono groove sous la perfusion maniaque des likembés, Mingiedi se met en retrait comme si sa seule direction suffisait à bâtir une infaillible colonne vertébrale, et laisse aux jeunes le soin d’apporter l’adrénaline. Une partie de l’énergie transmise par Konono vient directement du sang de ses acteurs, de la combustion chimique des corps pliés par le rythme: plus qu’une formule, c’est une sensation féroce qui traverse l’air moite de la cour. Et qui, de Couleur Café au Radio City Music Hall, transmet une idée musicale universelle: bien bouger, c’est mieux vivre.

Entre deux longs passages, Mingiedi s’assied et observe un long moment Yolande, une beauté de vingt ans qui prend la place de Pauline aux chant et contorsions.  » C’est un vivier de jeunes, certains partiront déjà en tournée avec nous dès septembre« , explique Aharon, transpirant sous un blouson exagérément chaud pour les Tropiques. Faire partie de Konono, c’est un passeport pour le voyage et un visa pour éviter la misère. Une alternative brillante au seul recruteur massif de musiciens hors les circuits d’hôtel: les nouvelles églises protestantes qui embauchent à la condition expresse de louanger Dieu. Au Congo, la musique sert souvent de B.O. aux riches: les Papa Wemba et autre Koffi Olomide, le nouveau Ferré (…), n’hésitent jamais à cirer les pompes des nantis au c£ur même de leurs chansons. Pas le genre de la maison Mingiedi qui « respecte les ancêtres ». Intégrité. C’est l’une des raisons qui a amené Michel Winter, le manager belge, à congédier le fils de Mingiedi, victime collatérale du succès surprise.  » J’ai dû mettre un frein aux magouilles et au roulage de mécaniques d’Augustin. Il jouait dans Konono et était sensé devenir le chef à la place de son père mais un chef doit aussi servir l’intérêt général, ce qui n’était pas le cas. Après plusieurs discussions, j’ai dû trancher. »

Et puis, loin de tous ces enjeux, la musique s’éteint soudain dans la cour enveloppée par la nuit. Les spectateurs s’évaporent, le matériel se démonte, seul le bruit du générateur gronde encore avant le silence. Mingiedi est d’ici, Kinshasa est son organisme, son biotope, sa réserve infinie de sons. Il rêve d’ouvrir une école de musique et pense à la retraite dans une « ferme », au c£ur même des huit millions d’âmes de la ville folle. En attendant, il occupe toujours seul une chambre sans confort. Comme pour tous les gens qui ont un peu plus d’argent que la moyenne en Afrique, les dollars s’épuisent dans le circuit de la famille et des connaissances. Bien qu’on dise le septuagénaire économe.

Un peu plus tard, à une terrasse dans le Quartier 7, le vert pater boit un soda puis se lève pour partir. Pas avant que je ne lui donne de l’argent pour le taxi local, du type camionnette lépreuse. Je m’exécute, fasciné: c’est la première fois que je me fais taper un dollar par un type qui joue au Radio City Music Hall…

NéO-COLONIALISME?

 » Je leur propose un salaire minimum, cent euros par concert, un peu plus pour Mingiedi, explique Michel Winter. Ils touchent également des droits d’auteur via les concerts et le sous-éditeur de Crammed Discs, Strictly Confidential, qui rassemble scrupuleusement toutes leurs prestations. J’ai envie qu’ils soient bien payés, parce que c’est une condition pour qu’ils rentrent au pays après les tournées et qu’ils ne disparaissent pas dans la nature! En tout cas, notre philosophie est d’éviter les rapports entre Blancs et pauvres petits noirs. On désire travailler avec eux à long terme, ce qui au Congo, en musique, n’existe pas vraiment. »

Après avoir bourlingué avec les géniaux gitans roumains du Taraf de Haïdouks depuis pratiquement vingt ans, Michel Winter a déjà beaucoup vu. Il ne s’agit pas seulement de gérer ce qui existe mais aussi d’anticiper le futur. Winter a suggéré d’essayer de nouveaux musiciens et peut-être d’agrandir le groupe au-delà de la matrice voix / percussions / likembés. Et puis, il n’y a pas que la musique, il y a aussi la cocotte-minute explosive du Congo gavée de lenteurs et de corruptions, minée par le règne absolu de la « commission ». Fatigues et palabres. Les nouveaux passeports des musiciens commandés à la mi-février ne sont toujours pas arrivés à la mi-mai. En cause (officielle), un problème d’impression. Pour « accélérer » le processus, Winter a rajouté aux 220 dollars par document officiel, une (grosse) enveloppe bienveillante. Verdict: Konono aura sans doute des passeports de « service » semi-diplomatiques. Non seulement, il est difficile pour un Congolais d’entrer dans l’Espace Schengen, mais il l’est tout autant de pouvoir sortir de son pays… Bien sûr, on peut rêver que Konono ait une longue vie, une sorte de transposition congolaise de la trajectoire miracle des Cubains de Buena Vista Social Club ou de la Cap-Verdienne Cesaria Evora. Mais la question n’est peut-être pas la bonne: pour Mingiedi et les autres, la vie est dans l’instant présent. L’instinct de survie au quotidien ne se désapprend pas si facilement.

EPILOGUE

Un dimanche après-midi brûlant sous ciel neigeux. Les avenues grises sont colorées par des familles sortant des offices, en blanc écarlate, rose fuschia ou vert pomme. Merci donc aux multiples églises d’éclairer ainsi le béton tropical noirci d’humidité. C’est sans doute leur seul véritable mérite. L’agitation de Kin est parfois si dense que sur la route de l’aéroport, un coin y est baptisé la Petite Chine… L’expression « fourmilière humaine » convient bien au pays des termitières. Contrastant avec cette frénésie de marchés, de voitures déglinguées, de grappes de gens bariolés, de végétation tropicale traçant son chemin dans des morceaux de bitume, le boulevard du 30 juin est curieusement vide. Le symbole de l’indépendance pleine d’espoir de 1960 ressemble à une route défoncée vers le grand nulle part. Un début de bagarre entre deux vendeurs de rue rompt la morne quiétude dominicale. Ceci dit, aucune trace de Mingiedi dans sa cour de répétition. En l’absence flagrante du maestro, le GSM d’Aharon se met en bataille. Au troisième ou quatrième coup de fil, on l’a retrouvé. Il ne viendra pas, on l’a réclamé à une veillée funèbre. Comme toujours dans ces cas-là, Mingiedi a rameuté en dernière minute deux-trois complices anonymes et l’escouade de likembés s’est déplacée vers le mort et les vivants. L’occasion de gagner trois ou quatre cent dollars, certes à partager, mais quand même. Ce soir-là, jusque tard dans la nuit, les chansons ancestrales de Mingiedi rempliront leur mission d’origine, celle d’avant les Blancs, celle du Bas-Congo sans âge et de la nuit des temps. Bien loin de Björk ou de Couleur Café, cette musique parle avec les Dieux des morts qui vont leur arriver, pour apaiser la douleur des survivants. Une histoire forcément indémodable…

u Konono n°1 est en concert le 27/06 à Couleur Café à Bruxelles, www.couleurcafe.be u Discographie chez Crammed Records.

u Le 27/06, dès 20H30 sur la scène Electro World.

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNETENVOYé spécial à kinshasa

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