Jean-Marc Lederman

Jean-Marc Lederman masqué: "Je ne veux pas/plus faire un disque banal. © PHILIPPE CORNET

Emballant 24 titres et autant d’interprètes dans le coffret Letters to Gods (and Fallen Angels), le wizard belge des synthés JM Lederman pose un acte artistique d’envergure.

Il débarque en Royal Enfield, « marque de moto à l’origine britannique, aujourd’hui indienne ». « La moto me permet une remise à plat, en même temps qu’une recharge de mes batteries. Souvent, quand je suis en phase de composition pour un album, ça me donne des idées de choses à essayer, de pièges à éviter, de directions vers lesquelles j’aimerais aller. » À trois mètres donc de l’intervieweur pour cause de corona, Jean-Marc Lederman (1957), confirme que l’actuelle situation de la mi-mai- n’est pas complètement étanche à sa profonde nature.  » Je ne suis pas très à l’aise en milieu social et je ne le serai jamais. Et les gens qui me connaissent savent qu’il y a un certain processus avant que je me sente suffisamment ouvert. J’ai toujours vécu avec une heure et demie maximum de contact social possible. Après cela, je dois me retirer. Je suis un introverti ».

Ce sexagénaire bruxellois -dont on vous parlait, en bien, il y a deux ans pour son album avec Jean-Luc « Front 242 » De Meyer- a un parcours qualitatif d’une vingtaine d’albums. Ayant aussi collaboré avec Fad Gadget, The The, Front 242, Bashung, The Weathermen, Kid Montana, Ghost & Writer plus des groupes belges punk-new wave genre Streets et Digital Dance. En général, plutôt retranché derrière un pan de claviers, visuellement discret mais opérant des zum-zoum synthétiques finauds qui architecturent les musiques voulues. Entre expérimentations notoires et limites du fameux seuil (grand) public. En ce drôle de printemps 2020, Jean-Marc propose un quiz un peu dingue: comment sortir en pleine pandémie un coffret précieux titré à 300 exemplaires? Letters to Gods (…) ( voir la critique en page 36) est un projet-objet signé Jean-Marc Lederman Experience: cartonnés dans un mini-livre illustré, les deux CD présentent deux fois douze titres conçus dans un esprit orienté. Jean-Marc:  » Ça fait environ 40 ans que je fais de la musique, j’ai eu la chance d’avoir de super partenaires. Et je ne veux pas/plus faire un disque banal… J’ai juste décidé de m’écouter, de ne pas regarder les chiffres ou autres. Je sais, c’est débile: tu n’invites pas 24 musiciens, 24 chanteurs! Mais, en fait, pourquoi pas? Rien ne m’ennuie plus que l’ennui. »

Fantômes

Toujours dans l’optique où Jean-Marc exerce aussi un boulot hors musique, actuellement une responsabilité dans la santé publique:  » Oui, un job à plein temps, tu ne peux plus être que musicien et ne faire que ça, c’est vraiment terminé… Et j’ai plus ou moins toujours fait ça, souvent dans le milieu de la musique: par exemple, j’ai été project manager d’une société qui faisait du traçage des fichiers audio sur les radios. Un logiciel qui permettait d’écouter les radios du monde entier, capable de te dire que tel morceau est joué en Argentine sur radio machin. Et puis j’ai aussi travaillé dans une entreprise qui faisait de la curation de musique, qui écoutait chaque titre possible avec 50 critères différents. Sans oublier mon implication dans les jeux vidéo à un moment où les gens ne savaient pas vraiment ce que c’était. Et j’ai également composé des musiques de films. » Pour cet autre maverick qu’est Marc de La Muerte. Donc, le père de deux enfants aujourd’hui adultes, avoue n’avoir guère d’angoisse de la page blanche. Sauf lorsque, dans les années 90, une dépression court-circuite son quotidien. Plutôt réservé sur son karma perso, Jean-Marc accorde pourtant à cette période une importance vitale qu’il n’hésite pas à partager. Cela lui arrive lors d’une tournée avec les Weathermen, son groupe avec Bruce Geduldig de Tuxedomoon. « C’était à Bourges et je n’ai pas pu monter sur scène, quelqu’un m’a remplacé. Puis j’ai lu une critique qui parlait de moi en scène ce jour-là, et je me suis demandé si tout ça était bien important… Comment être à l’aise en concert alors que je ne le suis pas? Depuis lors, j’ai essayé d’éliminer toutes les angoisses. Une dépression est aussi une chance unique de te pencher sur toi, avec des professionnels et de trouver deux-trois explications… Même s’il y a des choses que je ne saurai jamais ».

Grand frère

Lorsque s’arrête il y a trois ans son projet d’obédience allemande Ghost & Writer, Lederman pense à prolonger une première expérience discographique conceptuelle – 13 Ghost Stories parue en 2019 où il posait aux participants-interprètes une question:  » Tu reviens en tant que fantôme pendant 24 heures, qu’est-ce que tu fais? » L’actuel Lettres à Dieu (et aux anges déchus) est donc le grand frère de Ghost Stories, travaillant sur le même canevas qui consiste à envoyer à des chanteurs de tout horizon une musique composée par lui, leur demandant si cela les inspire d’écrire et d’interpréter un texte en rapport avec le thème Dieu & anges. Agnostique, Jean-Marc ne croit pas aux divinités mais peut-être bien aux réactions que leur présumée (in)existence suscite.  » J’ai donc invité des gens que je connais et que j’aime bien et puis d’autres que je ne connais pas, mais dont les voix me plaisent, à travailler sur un thème commun. C’est neuf mois de boulot ». Dans cet itinéraire où Lederman pioche aussi des talents au hasard, il y a par exemple ce rappeur mexicain, Das Vintage, tuyauté par un ami commun: « Il y a une urgence dans son texte comme dans son flow. Et ça voisine avec des gens qui sont purement dans la scène industrielle et qui dessinent différents voyages. Ce coffret est aussi un jeu de dominos… ». Qui passe par l’utilisation d’un texte de feu Hunter S. Thompson – » sa veuve m’a donné l’autorisation de l’employer. Et puis à la fin du deuxième CD, sur Nietzsche, c’est l’humain qui reprend la main ». Résultat: un des projets musicaux belges les plus ambitieux de ces dernières années. Mais traité de façon artisanale, Jean-Marc faisant l’essentiel du travail chez lui, les chanteurs acceptant d’être rémunérés par voie de droits d’auteurs. Et le label gantois Wool-E-Discs se chargeant d’une distribution de ce nombre limité de copies, 300. « Oui, il y a sans doute un peu de frustration à travailler avec cette limite, mais en même temps, c’est aussi le plaisir de faire exactement ce dont j’ai envie…Je sépare complètement l’opération artistique et la sortie commerciale. » Histoire à suivre, forcément.

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