Ils ont failli faire mentir l’adage. Après 10 ans de mutisme, Portishead sort enfin Third, son troisième album. Fort et surprenant.

Il y a des disques qu’à coups d’écoutes répétitives on a usés. Des pochettes qu’à force de manipulation, on a fini par abîmer. Dummy (1994) et Portishead (1997) en ont gardé les stigmates. Il a fallu combler l’attente. Surtout quand on ne s’est pas appesanti sur l’album solo, au demeurant remarquable, de la chanteuse Beth Gibbons. En 2008, quelque dix ans se sont écoulés depuis la sortie du deuxième album. On grimpe donc dans l’Eurostar excité à l’idée de retrouver le groupe trip-hop de Bristol ( voir encadré) pour disserter sur son come-back. Rendez-vous a été fixé dans le sous-sol luxueux d’un hôtel londonien.

Pour commencer l’après-midi: écoute intensive de l’album. Après deux heures et demie de Third (que l’attaché de presse doit lancer chanson par chanson), Adrian Utley nous attend dans un petit salon. Utley, c’est la touche jazzy de Portishead. Un jeune quinqua sympa qui remballe gentiment son café pour une bière quand il voit notre pinte arriver à table. Un guitariste qui, comme nous, a trouvé le temps long. Trop long. « Je ne peux parler que pour moi, mais j’ai douté. Douté qu’on résiste au temps et à la pression, avoue-t-il. Nous nous sommes arrêtés en 1998 après la sortie de notre live au Roseland Ballroom et une éprouvante année de tournée. Nous étions partis, Geoff Barrow et moi, mixer ce disque à la campagne et sans nous disputer, nous avions réalisé que nous étions arrivés à saturation. »

Chacun a alors vaqué à ses occupations. Gibbons a préparé son disque avec Rustin Man. Barrow a produit un album de Stéphanie McKay et Utley a réalisé la bande originale de Signs and Wonders, film de Jonathan Nossiter avec Charlotte Rampling. « Ce n’est pas comme si nous avions glandé », rigole-t-il. Barrow en a d’ailleurs profité pour lancer un label, Invada Records, avec Stuart Fraser et Ashley Anderson. « Il sort beaucoup de métal, de doom. Ces derniers temps, nous avons énormément écouté Sunn O))), Earth, Black Mountain, Om… Il y a du Black Sabbath derrière tout ça. Om est extraordinaire en concert. Et Sun O))) difficile à supporter. Même avec des bouchons dans les oreilles. ça va fort et en même temps, c’est ainsi que ça doit sonner. Comme Glenn Branca et la vague noisy, no wave à New York en 1979. Je ne pourrais pas énumérer tout ce qui, dans notre musique aujourd’hui, vient de ce genre d’artistes. J’adore déjà leur liberté. Ils sont habités par un amour, une honnêteté, une énergie qui ne peuvent laisser indifférents. Ils se moquent de qui va les écouter. Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils font de la musique autrement. »

ATMOSPHèRE, ATMOSPHèRE…

Chez Portishead, la musique tient de l’obsession. Quand le multi-instrumentiste Geoff Barrow rencontre la chanteuse Beth Gibbons en 1991, il a déjà travaillé avec The Wild Bunch. Un collectif de DJ qui compte en ses rangs Tricky, le producteur Nellee Hooper mais aussi Daddy G et Mushroom. Geoff, assistant au Coach House Studio, bossera d’ailleurs sur Blue Lines, le premier album de Massive Attack. « Au-delà de sa voix captivante, Beth est une personne intense, forte, commente Adrian Utley à propos de la mystérieuse Gibbons. Pour les médias, c’est quelqu’un de silencieux. Or, elle est incroyablement profonde. Elle dit toujours ce qu’elle pense. Elle ne triche pas. » Et c’est pour ne pas tricher que Portishead nous a fait patienter. En 2001, Barrow et Utley se sont déjà retrouvés en Australie pour plancher sur un projet. « Nous y avons passé six semaines. Nous avons beaucoup joué ensemble mais nous n’avons rien dégagé de très concret. Nous avons réellement trouvé une base de travail, commencé à parler de chansons en 2004. On s’est alors interrompu pour produire The Invisible Band , le troisième album de The Coral. Je comprends que cette collaboration puisse sembler étrange, mais ces mecs sont géniaux. Tellement habités par ce qu’ils font. Ils sont de tellement bons musiciens qu’on a pratiquement eu qu’à les enregistrer. Nous leur avons fait écouter quelques-uns de nos nouveaux morceaux et ils nous ont encouragés à poursuivre. Le simple fait de nous retrouver en studio ensemble a aussi ravivé la flamme. Dès que nous avons terminé leur disque, nous nous sommes mis à travailler plus intensivement sur le nôtre. Il fallait attendre le bon moment. Avoir trouvé une atmosphère, un univers dans lequel s’engouffrer. » Cette atmosphère est plus âpre, plus sombre que ce à quoi Portishead nous avait habitués. Third va dérouter. Jusqu’à sa petite chanson folk à l’ukulélé.

 » Ce nouveau disque est une réaction à ce que nous avons pu faire par le passé, analyse Utley. Nous voulions éviter de nous répéter. Non que nous regrettions ce que nous avons enregistré, nous en sommes même fiers. Mais les sentiers déjà battus n’ont que peu d’intérêt. Nous avons beaucoup discuté. Nous avons écouté pas mal de choses. Nous sommes sans doute plus agressifs, plus durs, plus électroniques qu’auparavant.  »

le triangle d’or

Comme dans le temps, Beth Gibbons a souvent travaillé seule. Dans son home studio. « J’ai aménagé les deux étages supérieurs de mon habitation, poursuit Utley . C’est là que Geoff et moi travaillons depuis un an et demi, deux ans. On a bossé ensuite dans son studio. Celui que nous avons toujours connu. Nous le louions à nos débuts mais il a investi depuis. » Les lieux permettent au groupe de Bristol d’enregistrer des groupes locaux gratuitement. Juste afin d’enrichir la scène rock alternative… Portishead n’ouvre par pour autant ses disques à des guests en tous genres. Sa manière de composer en triangle repose sur un équilibre complexe. « Sur nos trois personnalités, précise Utley . Silence , par exemple, le premier titre de l’album, est plutôt noisy mais découle d’une très jolie chanson que Beth a écrite. Elle était horrifiée je pense quand elle a vu ce qu’on en avait fait (rires ). Plus sérieusement, nous disposons d’un langage commun. Nous suivons certaines règles. Nous savons ce que nous voulons faire et ce que nous cherchons à éviter. Pendant l’enregistrement, ce que nous espérions avant tout, c’était d’être pleinement satisfaits à la fin de la journée. Et quand ce n’était pas le cas, d’avoir l’énergie nécessaire pour avancer le lendemain. Parfois, le studio se résume à une longue journée de boulot. »

En deux albums et un live, Portishead a vendu plus de huit millions de disques à travers le monde. Bénéficiera-t-il toujours d’une telle cote de popularité? Third rencontrera-t-il pareil succès? « Je suis plus excité que stressé, clame le guitariste. Nos vieux fans n’ont sans doute pas emprunté les mêmes directions musicales que nous mais j’ose espérer qu’ils nous suivront où que nous allions. Nous n’avons encore donné que quelques concerts. Je ne sais pas si nous allons toucher les mêmes auditeurs qu’il y a dix ans. Nous ouvrirons peut-être des portes. Les gens n’attendent sans doute pas cette musique de nous. Comme ils ne s’attendaient pas à la programmation du All Tomorrow’s Parties (Françoiz Breut, Sunn O))), Oneida, Om… ) dont nous avons été les curateurs début décembre 2007. Il s’agit d’un petit festival qui se déroule dans un centre de vacances à Minehead, dans le sud-est de l’Angleterre. Synonyme de proximité. Des gens sont venus me parler de nos choix dans la piscine du complexe. Ces artistes sont ceux qu’on écoute pour l’instant. Ceux qui figurent en bonne position dans nos collections. » Le nouveau Portishead tiendra probablement aussi, dans la vôtre, une place de choix.

u Third, chez Universal. u www.portishead.co.uk

TEXTE JULIEN BROQUET

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