LE JEUNE ARTISTE COLOMBIEN INSTALLÉ À PARIS DEPUIS 2006 S’EXPOSE EN CE MOMENT À LONDRES ET À BARCELONE. SON TRAVAIL INTERROGE LES CENTRES DE POUVOIR SANS AUCUNE CONCESSION, NI SIMPLIFICATION.

Sur la scène du Studio, l’auditorium du Bozar, Iván Argote ressemble à un collégien farceur en jeans et T-shirt. Derrière le micro, il sourit d’un air polisson, comme s’il était sur le point de jouer un bon tour. « Bésame, bésame mucho. Como si fuera esta noche la última vez. » Alors que le public s’installe lentement pour assister à la conférence qu’il donne à la demande de Jeunesse et Arts Plastiques, le plasticien fredonne la chanson de Consuelo Velázquez. Avant de préciser: « Il s’agit de la musique d’attente. » Eclats de rire. Le ton est donné par cet artiste né à Bogota en 1983 et installé à Paris depuis 2006.

A 32 ans, la notoriété de ce diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, qui est représenté en France par la galerie Perrotin et en Belgique par la D+T Project Gallery, ne cesse de grimper. Pour ce seul mois de février, il est mis à l’honneur à Londres et à Barcelone à la faveur de solo shows, tandis que le Musée d’art moderne de Varsovie, le Utah Museum of Contemporary Art et Le Point Commun à Cran-Gevrier reprennent plusieurs de ses oeuvres au sein d’expositions collectives.

C’est que son travail, qui ne manque pas d’humour, accroche. Ainsi d’une série comme All My Girlfriends (2007-2009) qui se présente comme un ensemble de portraits pris aux côtés d’affiches publicitaires mettant en scène des mannequins. Une histoire d’amour fabriquée de toutes pièces par un Colombien solitaire perdu dans la Ville lumière? Certes, mais avec un petit plus: Argote prend un malin plaisir à singer les expressions et les attitudes de ses conquêtes éphémères, soulignant les mécanismes de persuasion clandestine de la dictature consumériste.

Autre fait marquant: en 2008, il vandalise une toile de Mondrian au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. L’info est relayée par Le Monde, l’exaction fait scandale. Sauf que. Sauf que Retouch résulte d’un patient travail de l’image: Argote ayant effectué le geste à vide devant le tableau, ce n’est que grâce à un logiciel de retouche qu’il s’est amusé à reconstituer point par point le tag de couleur noire. Le tout pour un geste éminemment emblématique du travail de cet artiste -en l’occurrence questionner la fonction muséale- dont on ne sait jamais vraiment quand il est sincère et quand il ne l’est pas.

Dans la vidéo Making of (2007), il met à jour une autre dimension de la vie en société. Il explique: « J’ai imaginé ce projet à un moment où j’étais financièrement à sec. Il me restait en tout et pour tout huit euros. Je me suis dit: « Pourquoi ne pas inverser les choses? » Plutôt que de faire la manche, j’ai été dans le métro avec des pièces de 50 cents. Mon but était de les donner aux gens. Personne n’en a voulu. » La courte séquence (elle dure moins de deux minutes) souligne la méfiance et le mépris de l’autre qui sont devenus les socles normaux du rapport à autrui dans notre société.

Politique, le travail d’Argote? Imprégné de l’esprit des situationnistes, qu’il a pourtant découverts sur le tard, le plasticien nuance: « J’ai grandi dans un contexte militant. En Colombie, mes parents étaient syndicalistes. Mon travail n’est ni à proprement parler politique ni militant. Il s’agit plutôt d’une approche critique qui prend place dans un monde politisé. Mon but est d’aider les gens à prendre la parole, à participer à la vie en commun. » Ce retour à la parole libératrice, Iván Argote le prend très au sérieux. Comme en témoigne une récente résidence en Grèce, lors de laquelle il s’est mis en tête d’organiser des ateliers pour enfants d’un genre particulier. Au cours de ceux-ci, les petits s’initient au b.a.-ba de la manifestation. Banderoles, slogans, cagoules… ils apprennent à confectionner toute la logistique et les supports. En revanche, pas question de leur bourrer le crâne, c’est aux gamins eux-mêmes de trouver le sujet de leurs revendications.

Parcours atypique

Argote n’arrive pas d’une façon rectiligne à l’art contemporain. « En Colombie, j’ai d’abord fait des études de graphisme. Au bout de celles-ci, je me voyais mal faire carrière dans ce domaine. Vu que je menais des projets personnels, on m’a conseillé d’envoyer mes travaux à un salon d’art contemporain à Bogota qui attribuait des prix. Et j’ai gagné. La récompense consistait en un billet d’avion ouvert pour la destination de mon choix. C’est comme cela que je suis arrivé à Paris, sans connaître la langue, et que j’ai décidé d’entrer aux Beaux-Arts« , raconte l’intéressé. Cette situation de « hors venu », étranger aux codes, fournit un poste d’observation idéal à Argote. « Je voyais ce que les gens ne voient plus. Par exemple, le « N » de Napoléon un peu partout, sur les ponts, frontons et façades. Je mesurais toute la violence et la charge impérialiste de ce passé devenu carte postale pour tant de touristes et quotidien banal pour les Parisiens. »

Cette mise à jour de l’oppression et du consentement face aux structures idéologiques implicites est devenue la signature du Colombien. Ainsi qu’une certaine géo-généalogie des valeurs en cours et de l’institution symbolique du sens. Il faut voir comment Argote s’en prend à la domination masculine -notamment à travers Hangover and Ecstasy (2014), une sculpture qui débande en forme d’obélisque flasque de béton et de bois- ou encore à la mythologie de la conquête lorsqu’il met le feu à la statue de Christophe Colomb, devant le port de Barcelone. Le tout non sans faire preuve d’une grande prudence. « Je me méfie des oeuvres univoques. Le monde dans lequel nous vivons est tellement complexe qu’un travail sans aucune ambivalence résulte toujours d’une simplification. J’ai pour souci de mettre à jour le caractère de fiction qu’il y a dans mon travail. Quand j’aborde un sujet, je le manipule forcément et donc je le dénature… C’est important pour moi d’assumer cela et de le faire savoir. »

Quid de la dimension colombienne de son travail? « Elle est forcément présente, notamment à travers mes projets qui traitent du colonialisme et du post-colonialisme, mais également à travers le travail que je fais sur l’histoire militante de mes parents. Cela dit, je m’interdis que cela prenne trop de place ou verse dans le pathos. Je ne veux pas être le Colombien de service. Il m’intéresse plus d’arpenter un pays comme l’Angleterre, par exemple, et d’aller questionner le fait qu’un certain pommier soit considéré comme élément de patrimoine en raison du fait que Newton y aurait peut-être eu l’intuition des lois de la gravité. Mettre à jour la construction de ce type de récit, proche de la fable mais qui a partie liée avec une science présentée comme universelle et de toute éternité, me semble nettement plus pertinent. »

EXPOSITION JUSQU’AU 19/03 AU SPACEHQ, 129-131 MARE STREET, À LONDRES.

WWW.SPACESTUDIOS.ORG.UK

WWW.IVANARGOTE.COM

TEXTE Michel Verlinden

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