AVANT LE VERNISSAGE DE SA NOUVELLE EXPOSITION DANS L’ESPACE DE MARIE-CHRISTINE GENNART, JEAN-LUC MOERMAN A PERMIS À FOCUS DE SE GLISSER PAR TROIS FOIS DANS SA TÊTE. RÉCIT D’UN WORK IN PROGRESS.

C’est à un moment particulier de la carrière de Jean-Luc Moerman que prend place Alife, sa nouvelle exposition. L’artiste ne fait plus partie de l’écurie du galeriste Rodolphe Janssen. Cela fait cinq ans qu’il n’a plus exposé chez ce dernier. Il n’est pas mort pour autant. Bien au contraire, le titre choisi est tout sauf innocent: il témoigne de son besoin de vivre plus que jamais dans un monde qui patauge dans le formol. « Inconsciemment, je peignais des toiles monumentales… afin qu’elles ne puissent passer les portes de mon atelier« , confie-t-il pour expliquer l’impasse dans laquelle il était engagé avant de trouver un second souffle. Comme par magie, Marie-Christine Gennart est apparue au sein de cette histoire qui s’achève, de ce « couple » qui divorce à l’amiable. C’est elle qui offre à Jean-Luc Moerman une carte blanche dans l’espace qu’elle possède du côté des Etangs d’Ixelles. A proprement parler, Marie-Christine Gennart n’est pas galeriste, elle oeuvre au sein d’un bureau de consultance en sculpture qui pense l’art dans l’espace. Pour elle, le travail de Jean-Luc constitue un énorme coup de coeur avant toute chose. « Jean-Luc investit toutes sortes de lieux, cela recoupe ma façon d’appréhender l’art« , explique l’intéressée. Et d’évoquer un récent projet à Tilburg, un centre sportif, dans lequel tout un chacun peut « marcher sur les peintures de Jean-Luc« . De fait, c’est le genre de défi ambitieux qui galvanise Moerman. « Je n’arrive plus à mettre les pieds dans une foire d’art contemporain, c’est plus fort que moi, ça me rend malade littéralement. A Tilburg, j’ai peint pour les gens. Le centre se trouve dans un quartier difficile. Depuis qu’il a été inauguré, la délinquance a diminué de 60 %. C’est ce genre de connexion sociale forte dont j’ai besoin pour me dire que mon travail a du sens, sinon j’ai l’impression de faire le Gilles de Binche pour quelques privilégiés« , analyse-t-il.

Première rencontre

Le 9 juillet. C’est dans son atelier saint-gillois qu’a lieu la première rencontre avec Jean-Luc Moerman. Le soleil est de la partie. L’atmosphère est légère et le regard clair de l’artiste semble encore plus doux que d’habitude. Moerman reçoit simplement, nulle humilité simulée là-dedans. Pas non plus de pose, ni de muraille cynique dressée entre soi et l’interlocuteur. Il parle avec son coeur et rappelle à quel point il souhaite garder une écriture qui soit compréhensible par le grand nombre, fidèle en cela à ses origines modestes. Preuve de ce rapport sans sophistication, ni intention, de son travail, aucun assistant n’est là pour le seconder. « Il y a un côté primitif à tout ce que je fais, j’ai besoin d’avoir un contact physique avec l’oeuvre. Ce que je crée possède un fond transgénérationnel, je m’efforce de peindre l’organique, ce qu’il y a avant l’image« , commente l’intéressé. L’exposition en gestation fait encore figure de spectre lointain. Pour s’y préparer, Moerman ne cherche qu’une chose: la charge de réel nécessaire à faire sens. « Dans les biennales, la réalité s’éloigne de nous à toute allure. Le risque est de jouer à l’artiste en répondant à ce que le circuit de l’art attend d’une telle figure« , affirme-t-il. Comme pour mieux conjurer ce spectre, Jean-Luc Moerman fait l’inventaire de ce qui l’a connecté au réel au cours de sa carrière. Il convie la figure de Jean Gabin et de « ces films en noir et blanc dans lesquels les acteurs avaient une véritable épaisseur, un vécu qui leur permettait d’être plutôt que de jouer à être« . Une dimension qu’il retrouve aujourd’hui dans un long métrage comme Un prophète de Jacques Audiard. Ce feu sacré, il l’a identifié également chez Takeshi Kitano ou Jim Jarmusch. Lancé, Moerman évoque une autre influence majeure, celle de feu le philosophe Pierre Verstraeten, icône de toute une génération d’étudiants passés par l’ULB. « Je me souviens de séjours dans sa maison en Espagne loin de tout. Il passait ses journées à écouter du jazz, le soir il nous lisait des textes« , enchaîne-t-il, un brin d’émotion dans la voix. Mais dans la famille Verstraeten, il y a également Sarah, la fille, que Jean-Luc Moerman a bien connue. « On est partis ensemble à New York dans les années 80, c’était comme fourrer ses doigts dans une prise. Sarah avait le don de franchir les frontières, on est allés dans des quartiers desquels on nous promettait de ne jamais revenir« , se souvient-il. Tout cela constitue pour Moerman « les balises qui le font tenir debout« . Une fois ces piliers évoqués, l’artiste réitère son besoin de rupture, sa crainte de « finir en pot comme un ficus sur un palier« . Pour cette raison et des tas d’autres, il n’imagine pas accrocher des toiles au sein de l’exposition à venir. Ces objets sont décidément trop « consommables » et « vendus comme des bagnoles« . « J’ai l’impression d’en avoir peint au mètre, j’ai été pressé comme un citron, j’ai mis deux ans à revenir à moi-même… Je ne peux pas seulement peindre pour vendre cher et finir au mieux dans les livres d’art« , confesse-t-il. Dans la foulée, et ce n’est pas innocent, Moerman fait l’éloge des collectionneurs japonais, tout en discrétion, loin de l’aspect « show off » que peut prendre parfois la passion pour l’art sous nos latitudes. Pour Alife, il a choisi de fonctionner directement sur les murs, en mode wallpainting. La suite est logique, les circonvolutions qu’il imagine ayant quelque chose d’invasif. Cet univers organique, libéré des supports classiques, va littéralement phagocyter l’espace mis à sa disposition. Nul ne peut prévoir où cette conquête s’arrêtera. Enthousiaste, Jean-Luc Moerman dégaine une nouveauté, une arme secrète: des découpes dans le plexiglas radiant, soit une sorte de miroir qui reflète la lumière en générant des effets chromatiques. Couplées à ses volutes peintes à la main, ces pièces inédites composeront un spectacle visuel inédit. Une certitude se dessine toutefois: il sera difficile de s’inscrire davantage dans le lieu.

Deuxième rencontre

Le 31 juillet. Retour à l’atelier de Jean-Luc Moerman. Sous les rayons, Bruxelles se prélasse, la ville comateuse fleure les vacances à plein nez. Ses enfants étant partis -un fils de sept ans, une fille de neuf-, l’artiste en profite pour mettre les bouchées doubles. La main à peine serrée, Moerman, dont les écouteurs dépassent par le col du T-shirt, s’empresse de montrer sa nouvelle fierté: une série de vélos customisés qu’il s’apprête à exposer dans une galerie à la mer. Inspirées par les couleurs des couchers de soleil, les bécanes -du haut de gamme, il s’agit de cadres Cinelli- attirent le regard. Des oeuvres d’art en soi. Tous qui le connaît sait que le vélo est un objet important dans son univers, lui qui se déplace souvent sur deux roues -« ça me permet de penser« , se plaît-il à répéter. Pendant qu’il règle l’un ou l’autre détail technique, l’oeil en profite pour s’offrir le 360° que la conversation soutenue de la précédente rencontre avait empêché. Mâchoires en or, tigre empaillé tatoué, armure colorée… L’atelier de Moerman ressemble à un cabinet de curiosité. Autant de reliques de son exposition au B.P.S. 22. Le regard s’imprégne également des interventions murales qu’il se fait un plaisir de reprendre sans cesse. Sans prévenir, un skateur fait irruption dans l’antre lumineux. Il s’agit d’Yves, le patron du magasin Ride All Day, pionnier et véritable légende urbaine sur roulettes. Ensemble, les deux complices examinent des planches de skate travaillées par Moerman. Les silhouettes tatouées de Kate Moss ou de Farrah Fawcett passent entre leurs mains indifférentes. « Yves fait partie de ces gens qui possèdent la charge de réel que j’évoquais la dernière fois et dont j’ai besoin pour continuer à avancer« , explique Moerman, une fois l’icône bruxelloise partie. La visite inattendue le relance sur la question du système de l’art. « L’art doit aider à vivre sinon il n’est rien, lâche-t-il sans préavis. Il n’y a jamais eu autant d’artistes qu’aujourd’hui, la tentation est donc grande de brosser la société du spectacle dans le sens du poil. On en arrive rapidement à un fétichisme qui n’est pas loin de ce que l’on peut voir à Lourdes. Je ne veux pas me perdre, faire du ready-made de moi-même et encore moins devenir mon propre conseiller marketing. Il ne faut pas non plus oublier que le métier d’artiste est aussi constitué de tâches ingrates. Si j’additionnais tout le temps que j’ai passé à coller du tape ou à me graisser les mains… « , ajoute-t-il avec humilité. Le bilan le laisse rêveur quelques secondes, avant de rebondir sur l’expo du 12 septembre qui constitue une sorte d’arrière-plan de sa pensée. « En dehors de mes miroirs découpés dans le plexi qui réfléchiront le spectre de la lumière, il n’y aura que de la peinture noire et blanche, peut-être un peu de nacre aussi », commente-t-il vite fait avant d’esquisser un parallèle dont il a le secret, entre le générique des infos sur TF1 et la musique des Dents de la mer. « Le JT, c’est le grand moment où l’on se fait peur, le présentateur est comme un DJ de l’effroi. Il n’y a pas que les artistes qui doivent se réapproprier leur vie… »

Troisième rencontre

Le 5 septembre. C’est avec une aiguille s’agitant dans la zone rouge de l’échelle de la curiosité qu’on se dirige vers l’espace de Marie-Christine Gennart. En retard sur le planning, Jean-Luc Moerman ne s’est mis au travail que quatre jours plus tôt. Sur le chemin, l’esprit se perd en conjectures. Il faut dire que l’artiste a savamment entretenu le mystère, ne laissant filtrer que quelques gouttes du projet à venir. C’est donc avec la quasi-certitude d’être dérouté que l’on appuie sur la sonnette du lieu d’exposition. La première surprise provient de l’environnement lui-même. On a beau être à deux pas des Etangs d’Ixelles, quartier réputé pour sa qualité de vie et la beauté des demeures qui bordent l’eau, on n’en revient pas du magnifique jardin que cache le petit portail noir. Un écrin vert planqué au milieu de la ville. A gauche, une sculpture arrête le visiteur: un imposant enchevêtrement de modules que l’on doit à Olafur Eliasson, qui s’en était servi lors de l’aménagement extérieur du Harpa Concert and Conference Centre à Reykjavik. Plus loin, une porte entrouverte. Perché sur une échelle, Jean-Luc Moerman en T-shirt coloré colonise le plafond de l’espace. Au sol, des découpes opérées à même le balatum. On l’attendait sur les murs, le voici en altitude et -nouveauté- sur le plancher des vaches. « C’est entre mon atelier et ici, entre l’intérieur et l’extérieur donc, que j’ai eu cette idée. Je pense que l’on ne s’est pas intéressé assez au sol. Celui qui part à la conquête du sol dans une foire a tout compris. Ce substrat est tellement évident qu’on n’y songe plus. Je vais même poser ces découpes à l’extérieur, j’y ai pensé ce matin« , ajoute Jean-Luc Moerman. On comprend mieux pourquoi il était si avare de commentaires quant à son travail à venir. En réalité, c’est davantage sa main que son esprit qui le guide, mais également cet instinct inné qui lui permet d’occuper l’espace avec une facilité déconcertante. Preuve du processus mystérieux qui le traverse, Jean-Luc Moerman ne fait aucune projection. Il commence en différents endroits de l’espace et crée, ou non, des ponts entre les foyers. C’est ce squelette organique qui constitue la structure qu’il ne va cesser de retravailler tout au long du processus pour lui conférer une profondeur. Le coeur brûlant de son travail. Un coeur d’où va et vient la vie toute-puissante.

ALIFE, JEAN-LUC MOERMAN, MARIE-CHRISTINE GENNART CONTEMPORARY ART, 2, RUE VILAIN XIIII, À 1050 BRUXELLES. WWW.MCGENNART.BE DU 12/09 AU 18/10.

TEXTE Michel Verlinden

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