Pour son nouvel album, Iggy Pop s’est inspiré du dernier roman de Houellebecq. Et en profite pour s’éloigner du rock. Momentanément? parole à l’intéressé
La démarche légèrement cambrée, James Osterberg vient de rentrer dans la pièce. Mais y a-t-il encore quelqu’un pour l’appeler comme ça? Depuis qu’il a foutu le feu au rock à la fin des années 60 avec les Stooges et posé les prémices de la sauvagerie punk, Osterberg (Michigan, 1947) est Iggy Pop. Point. Voix de basse profonde, longs cheveux fins, corps buriné mais sec, avec une chemise noire qui s’ouvre sur une poitrine arborant les multiples cicatrices laissées par ses séances publiques d’automutilation, Iggy Pop est fidèle à l’image qu’on peut avoir de lui: une icône -mais sans la distance- charmante et volubile.
Iggy Pop reçoit dans un hôtel parisien, à quelques pas du Louvres. Sujet du jour: Préliminaires, son nouvel album basé sur La possibilité d’une île, le dernier roman de Michel Houellebecq, sans doute le plus controversé des écrivains français actuels.
Un drôle de disque. S’y mélangent crooning marin, réminiscences jazz, martèlement blues, une reprise des Feuilles mortes, une autre de Carlos Jobim… Préliminaires pourrait facilement passer pour anecdotique dans la discographie d’Iggy Pop. Mais il cache probablement autre chose: une envie de s’éloigner du rock. Sans pour autant s’y être complètement résolu. Après tout, Iggy Pop a galéré assez longtemps que pour ne pas profiter encore un peu de son statut de légende vivante (y compris en tournant des pubs pour des marques de téléphonie ou des compagnies d’assurance). Mais à 62 ans, la tentation de prendre la tangente n’a sans doute jamais été aussi forte…
Qu’est-ce qui vous a touché exactement dans le livre de Michel Houellebecq?
Oh, toute une série de choses. L’écho que je pouvais y trouver sur mes propres questionnements: l’âge, la vie qui change, le fait de jongler entre la mort et l’immortalité. Je suis assez vieux pour penser à l’une, et assez connu pour bénéficier d’un peu de l’autre. Enfin, une fausse immortalité. Une imitation. Un artifice.
Dans ce disque, vous chantez notamment Nice to be dead, nice to be understood. Vous pensez qu’il faut être mort pour être compris?
J’ai en tout cas remarqué que certains des plus grands succès artistiques du 20e siècle sont à attribuer à des personnes qui ne l’ont pas connu de leur vivant. Le meilleur exemple reste quand même Van Gogh.
Vous-même, vous pensez avoir reçu ce que vous méritiez?
En fait, j’ai la chance de vivre actuellement cette expérience très intéressante de « vangoghisation » accélérée! (rires) Maintenant que j’ai passé les 60 ans, les gens ont l’air de réévaluer les disques que j’ai réalisés plus jeune, et sur lesquels on a pas mal craché à l’époque. Apparemment, on a fini par y trouver quelque chose… Evidemment, c’est dû aussi au fait que je suis déjà un peu « mort » (rires).
Michel Houellebecq a l’image d’un écrivain provocateur, nihiliste. Vous avez aussi cultivé cette attitude. Est-ce encore le cas aujourd’hui?
J’étais en effet comme ça, et je ne pense pas avoir trop changé. Les gens ne changent pas tellement de toute façon… En même temps, je ne crois pas que le terme nihiliste convienne tout à fait. Je n’ai pas lu tous les livres de Houellebecq. Mais dans La possibilité d’une île, que voit-on? Un personnage principal qui échoue en permanence à trouver l’amour et le sexe. Cela le mine, voire le détruit. Il écrit sur ces sujets avec une prose très lucide. Et ses conclusions sont toujours les mêmes: on a beau tourner autour, on revient toujours au fait que ces deux choses sont essentielles. Pour être vraiment nihiliste, il faudrait nier l’importance de quoi que ce soit. Ce qui n’est pas le cas: il admet que ces choses sont centrales. Malheureusement ( rires). Donc, soit vous tombez dans le cynisme, et vous vous limitez à tenter d’obtenir ce pour quoi vous avez payé. Soit, vous voulez vous préserver et vous n’avez pas d’autre choix que de vous dire: « Non, je vais encore essayer« . Même si vous savez au bout du compte que vous allez signer un contrat foireux (rires). It’s always a bad deal. Mais c’est ok…
Vous pensiez comme ça il y a 30 ans?
Je n’avais pas à le penser parce que je pouvais le vivre. Je faisais ce que je voulais et je me cassais, personne ne pouvait m’attraper. D’un autre côté, je n’avais pas de stabilité.
Vous vous sentiez plus libre à l’époque?
En réalité, je le suis davantage aujourd’hui parce que j’ai plus confiance en moi. A l’époque, je n’étais pas aussi établi, je n’avais pas encore accompli certaines choses. Aujourd’hui, la reconnaissance et le succès m’amènent dans la position de quelqu’un à qui on sert un plat incroyable, mais qu’il est incapable d’avaler ( rires). Je peux juste m’asseoir et regarder. Avant j’aurais pu bouffer tout ce que vous me donniez, mais la société ne me donnait pas autant que je voulais. Je devais bosser pour la moindre petite miette de décadence que je pouvais dénicher. Aujourd’hui, on m’offre tout constamment, mais je ne peux pas, c’est trop.
L’impossibilité d’une île…
Exactement! ( rires)
Parlant de décadence, vous avez écrit un article sur la théorie classique de l’historien Edward Gibbon sur le Déclin et la chute de l’Empire romain…
Ce que j’aime chez les Romains, c’est qu’ils ont réussi à décliner graduellement, en douceur. Et ça, c’est génial. Il faut reprendre les cartes, et réaliser l’étendue des territoires conquis à leur apogée. C’était énorme! Au point que la démocratie ne pouvait plus gérer ça, et qu’ils ont eu besoin d’un empereur. Ce qui a signifié aussi le début de la fin. Alors, aujourd’hui, l’histoire populaire désigne les Romains comme victime de leur décadence… Mais attendez, cela a pris 500 ans pour que ce monde s’écroule! C’est le temps qui nous sépare de la Renaissance! Ce qu’ils ont fait est incroyable. Donc, oui, je suis en faveur d’un déclin lent et doux ( sourire). L’alternative serait ce qui est arrivé aux Russes après la chute du Mur: du jour au lendemain, tout le monde se regarde et se dit: « est-ce qu’on peut encore vraiment prendre ça au sérieux?! »… Mais au bout du compte, celles qui peuvent mettre fin à ça, j’en suis convaincu, ce sont les femmes! Quand Gorbatchev emmenait Raïssa avec lui en France, elle ne voulait plus porter des tenues russes en rentrant. Difficile de résister à l’élégance française… Donc si un jour les femmes ne s’y retrouvent plus dans le système capitaliste, tout ce bordel va aussi s’écrouler ( rires).
Un des thèmes de l’£uvre de Houellebecq, c’est le déclin moral de l’Occident. Auquel vous avez largement participé, non?
Hmmm, d’une certaine manière, peut-être, j’avoue… Mais à nouveau, si l’on prend les Romains, il est intéressant d’analyser ce qui a ralenti leur déclin. Notamment la discipline de leurs forces militaires – même si au bout d’un moment, ils ont dû intégrer des esclaves parce que les Italiens ne voulaient plus se battre. Je suis moi-même très discipliné. En fait, ce pour quoi je suis payé aujourd’hui est une combinaison de ce que je faisais quand j’étais jeune – quelque chose de musicalement agressif -, et la discipline que j’ai apprise plus tard. Ces deux facteurs mis ensemble, vous faites sonner le tiroir-caisse.
Il paraît que vous envisagez de vous retirer petit à petit des feux de la rampe.
Oui, j’aimerais devenir invisible aux yeux des autres d’ici 7 à 10 ans. J’ai déjà lancé le processus.
Vraiment?
Bah oui, les autres sont vraiment des plaies, vous savez ( rires). J’irais me balader dans les supermarchés. Ca, ça me va, je maîtrise. J’irais acheter de la bonne nourriture. C’est plus facile qu’une discussion sur Michel Houellebecq ( rires). l
Iggy Pop, Préliminaires, distribué par EMI,
Rencontre Laurent Hoebrechts, à Paris.
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